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Lénine : LA REVOLUTION PROLETARIENNE et le Renégat Kautsky

mercredi 10 septembre 2008

TABLE DES MATIÈRES

- Préface

- Comment Kautsky transforme Marx en un vulgaire libéral.

- Démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne.

- Peut-il y avoir égalité entre l’exploité et l’exploiteur ?

- Défense aux Soviets de se transformer en organisation d’Etat

- L’Assemblée Constituante et la République soviétique.

- La Constitution soviétique.

- Qu’est-ce que l’internationalisme ?

- Servilité à l’égard de la bourgeoisie sous couleur d’"analyse économique".

ANNEXES :

Thèses sur l’Assemblée Constituante

Un nouveau livre de Vandervelde sur l’Etat

PRÉFACE

A brochure de Kautsky : La Dictature du prolétariat, parue récemment à Vienne (Wien, 1918, Ignaz Brand, 63 pages), offre l’exemple le plus frappant de la plus complète, de la plus honteuse banqueroute de la IIème Internationale, dont parlent depuis longtemps tous les socialistes honnêtes de tous les pays. La question de la révolution prolétarienne s’inscrit aujourd’hui, pratiquement, à l’ordre du jour dans tout un ensemble d’Etats. Analyser les sophismes de renégat et le reniement total du marxisme chez Kautsky est donc de toute nécessité.

Mais d’abord soulignons que, dès le début de la guerre, l’auteur de ces lignes dut à maintes reprises évoquer la rupture de Kautsky avec le marxisme. De 1914 à 1916, une série d’articles furent consacrés à ce sujet dans le Social-Démocrate et le Communiste, paraissant à l’étranger. Ces articles ont été réunis dans un volume édité par le Soviet de Pétrograd : G. ZINOVIEV ET N. LÉNINE : Contre le courant, Pétrograd, 1918 (550 pages). Dans une brochure publiée à Genève, en 1915 et traduite à la même époque en allemand et en français, je disais à propos du "kautskisme" :

Kautsky, la plus grande autorité de la IIème Internationale, offre l’exemple éminemment typique et éclatant de la façon dont la reconnaissance verbale du marxisme a abouti en, fait à le transformer, en "strouvisme" ou en "brentanisme" (c’est à dire en une doctrine bourgeoise libérale qui admet pour le prolétariat la lutte "de classe" non révolutionnaire, ce qui a été exprimé d’une façon particulièrement saisissante par l’écrivain russe Strouvé et l’économiste allemand Brentano. Nous en voyons un autre exemple chez Plékhanov. A l’aide de sophismes patents, on vide le marxisme de son âme vivante, révolutionnaire ; on admet tout dans le marxisme, excepté les moyens de lutte révolutionnaires, leur propagande et leur préparation, l’éducation des masses précisément, dans ce sens. Au mépris de tout principe, Kautsky " concilie" la pensée fondamentale du social-.chauvinisme, l’acceptation de la défense nationale dans la guerre actuelle, avec des concessions diplomatiques et ostentatoires aux gauches, telles que l’abstention au vote des crédits, l’aveu verbal de son esprit d’opposition etc., Kautsky, qui écrivit en 1909 tout un livre sur l’imminence d’une époque de révolutions et sur les liens qui rattachent la guerre à la révolution ; Kautsky, qui signa en 1912 le Manifesté de Bâle sur l’utilisation révolutionnaire de la guerre de demain, s’emploie aujourd’hui à justifier et à camoufler de toutes les manières le social- chauvinisme. Comme Plekhanov, il se joint à la bourgeoisie pour railler toute idée de révolution, toutes dispositions visant à une lutte révolution­naire directe.

La classe ouvrière ne peut atteindre ses objectifs de révolution mondiale sans soutenir une lutte implacable contre ce reniement, cette veulerie, cette basse complaisance envers l’opportunisme, cet incroyable avilissement théorique du marxisme. Le kautskisme n’est pas dû au hasard, c’est le produit social des contradictions de la IIèmeInternationale, de la fidélité en paroles au marxisme, alliée avec la soumission en fait à l’opportunisme [1]

Ensuite, dans un livre écrit en 1916 : L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (paru à Petrograd en 1917), j’ai analysé en détail la fausseté théorique de tous les développements de Kautsky sur l’impérialisme. Je reproduisais définition donnée par l’impérialisme par Kautsky :

L’impérialisme est un produit du capitalisme industriel hautement développé. Il consiste dans la tendance de chaque nation capitaliste industrielle à s’annexer ou à s’assujettir des régions agraires [souligné par Kautsky] toujours plus grandes, quelles que soient les nations qui les habitent.

J’ai montré que cette définition était absolument fausse, qu’elle était "adaptée" de façon à dissimuler les contradictions les plus profondes de l’impérialisme, pour ensuite trouver un terrain de conciliation avec l’opportunisme. Je donnais ma propre définition de l’impérialisme :

L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier ; où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan ; où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes.

J’ai montré que la critique de l’impérialisme chez Kautsky est inférieure même à la critique bourgeoise, vulgaire.

Enfin, en août et septembre 1917, c’est-à-dire avant la révolution prolétarienne russe (25 octobre-7 novembre 1917), j’ai écrit L’Etat et la Révolution, doctrine marxiste sur l’Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution, brochure parue au début de 1918 à Pétrograd. Là, dans le chapitre VI, sur l’ " Avilissement du marxisme par les opportunistes ", j’ai réservé une attention spéciale à Kautsky pour démontrer qu’il a totalement dénaturé la doctrine de Marx, qu’il l’a accommodée à l’opportunisme, qu’il a "renié en fait la révolution tout en la reconnaissant en paroles”.

Au fond, l’erreur théorique fondamentale de Kautsky, dans la brochure où il traite de la dictature du prolétariat, consiste précisément dans ces déformations opportunistes de la doctrine de Marx sur l’Etat, déformations que j’ai dénoncées amplement dans L’Etat et la Révolution.

Ces remarques préliminaires étaient indispensables, car elles prouvent que j’ai accusé ouvertement Kautsky de faire œuvre de renégat longtemps avant que les bolcheviks aient pris le pouvoir et que cela leur ait valu d’être condamnés par Kautsky

COMMENT KAUTSKY TRANSFORME MARX EN UN VULGAIRE LIBÉRAL

Le problème fondamental que Kautsky traite dans sa brochure est celui du contenu essentiel de la révolution prolétarienne, savoir : la dictature du prolétariat. Problème de la plus haute importance pour tous les pays, surtout pour les pays avancés, surtout pour les pays belligérants, surtout à 1 ’heure présente. On peut dire sans exagération que c’est là le principal problème de toute la lutte de classe prolétarienne. Il importe donc de l’examiner de près.

Kautsky pose le problème en ce sens que l’ "opposition des deux courants socialistes" (c’est-à-dire des bolcheviks et des non-bolcheviks) est l’ "opposition de deux méthodes foncièrement différentes : la méthode démocratique et la méthode dictatoriale ” (p. 3).

Remarquons, au passage, qu’en appelant socialistes les non-bolcheviks de Russie, c’est-à-dire les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, Kautsky fait état de leur nom, c’est-à-dire d’un mot, et non de la place qu’ils occupent effectivement dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Belle façon de comprendre et d’appliquer le marxisme ! Mais nous reviendrons là-dessus.

Pour le moment, allons au plus pressé : la grande découverte de Kautsky sur l’" opposition foncière" des "méthodes démocratique et dictatoriale". Là est le nœud de la question. Là est l’essence même de la brochure de Kautsky ; Et c’est une confusion théorique si monstrueuse, un reniement si total du marxisme, que Kautsky, avouons-le, a dépassé de loin Bernstein.

La question de la dictature du prolétariat est celle de l’attitude de l’Etat prolétarien à l’égard de l’Etat bourgeois, de la démocratie prolétarienne envers la démocratie bourgeoise. C’est clair comme le jour, n’est-il pas vrai ? Or, Kautsky, tel un maître d’école figé sur les manuels d’histoire, s’obstine à tourner le dos au XXème siècle et, face au XVIIIème, sasse et ressasse fastidieusement, pour la centième fois, dans toute une série de paragraphes, les vieilleries sur l’attitude de la démocratie bourgeoise à l’égard de l’absolutisme et de la féodalité ! ..

On croirait, en vérité, qu’il mâche de la filasse, en rêvant !

C’est ne rien comprendre absolument au pourquoi des choses. On ne peut que sourire des efforts de Kautsky pour démontrer qu’il est des gens qui prêchent le "mépris de la démocratie" (p. 11), etc. C’est par de pareilles futilités que Kautsky est obligé d’obscurcir, d’embrouiller le problème, car il pose la question en libéral, de la démocratie en général, et non de la démocratie bourgeoise. Il évite même ce concept, précis, de classe, et il essaye de parler de la démocratie "pré socialiste ". Notre moulin à paroles a rempli à peu près le tiers de la brochure, 20 pages sur 63, d’un bavardage fort agréable à la bourgeoisie, puisqu’il équivaut à farder la démocratie bourgeoise et à jeter le voile sur le problème de la révolution prolétarienne.

Le titre de la brochure de Kautsky n’en est pas moins : La Dictature du prolétariat. Que ce soit là le fond même de la doctrine de Marx, tout le monde le sait. Et Kautsky est obligé, après tout ce bavardage à coté du sujet, de citer les paroles de Marx sur la dictature du prolétariat.

Comment le " marxiste" Kautsky s’y est pris, voilà qui est d’un comique achevé ! Ecoutez plutôt :

"Cette façon de voir [que Kautsky dit être le mépris de la démocratie] repose sur un seul mot de Karl Marx. C’est ce qu’on lit textuellement à la page 20. Et à la page 60 il le répète encore et va jusqu’à dire que (les bolcheviks) "se sont souvenus à temps du petit mot [c’est textuel ! ! des Wortchens] sur la dictature du prolétariat, que Marx a employé une fois en 1875 dans une lettre ".

Voici ce " petit mot" de Marx :

Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique, où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat[2].

D’abord, appeler ce développement célèbre de Marx, qui résume toute sa doctrine révolutionnaire, " un seul mot " ou même " un petit mot ", c’est se moquer du marxisme, c’est le renier entièrement. Il ne faut pas oublier que Kautsky connaît Marx presque par cœur : qu’à en juger par tous ses écrits, il dispose sur son bureau ou dans sa tête d’une série de casiers où il a réparti avec soin, pour pouvoir facilement faire usage des citations, tout ce que Marx a écrit. Kautsky ne peut pas ne pas savoir que Marx comme Engels, dans leurs lettres aussi bien que dans leurs œuvres imprimées, ont maintes fois, surtout avant et après la Commune, parlé de la dictature du prolétariat. Kautsky ne peut pas ne pas savoir que la formule : "dictature du prolétariat" n’est qu’une énonciation historiquement plus concrète et scienti­fiquement plus exacte de cette tâche du prolétariat : "briser", la machine d’Etat bourgeoise, tâche dont Marx et Engels, compte tenu de l’expérience de la révolution de 1848 et plus encore de celle de 1871, ont parlé de 1852 à 1891, soit pendant quarante ans.

Comment expliquer cette déformation monstrueuse du marxisme par l’exégète du marxisme, Kautsky ? Si l’on considère la base philosophique de ce phénomène, la chose se réduit à substituer à la dialectique l’éclectisme et la sophistique. Kautsky est passé maître dans cette substitution. Au point de vue politique et pratique, la chose se réduit à s’aplatir devant les opportunistes, c’est-à-dire, en fin de compte, devant la bourgeoisie. Progressant toujours plus vite depuis le début de la guerre, Kautsky est devenu un virtuose dans l’art d’être marxiste en paroles, laquais de la bourgeoisie en fait.

On s’en convainc encore mieux quand on examine la façon remarquable dont Kautsky a "interprété" le "petit mot" de Marx sur la dictature du prolétariat. Ecoutez :

Marx a malheureusement omis d’indiquer plus en détail comment il se représente cette dictature... [Phrase absolument mensongère de renégat, car Marx et Engels ont donné précisément une série d’indications très détaillées que Kautsky, cet exégète du marxisme, laisse intentionnellement de côté]... Littéralement, le mot dictature signifie suppression de la démocratie. Mais il va de soi que, pris à la lettre, ce mot signifie également pouvoir personnel d’un seul individu, qui n’est lié par aucune loi. Pouvoir personnel qui diffère du despotisme en ce qu’il n’est pas compris comme une institution d’Etat permanente, mais comme une mesure de transition extrême.

L’expression "dictature du prolétariat", par suite dictature non point d’un seul individu, mais d’une seule classe, prouve déjà que Marx ne songeait pas ici à la dictature au sens littéral du mot.

Il parle ici non pas de la forme de gouvernement, mais de l’état de choses qui doit nécessairement se produire partout où le prolétariat a conquis le pouvoir politique. Ce qui prouve que Marx ne pensait pas ici à la forme de gouvernement, c’est qu’il estimait qu’en Angleterre et en Amérique la transition peut se faire pacifiquement, donc par la voie démocratique [p. 20].

Nous citons à dessein ce raisonnement en entier afin que le lecteur puisse se rendre nettement compte des procédés employés par le "théoricien" Kautsky.

Kautsky a voulu aborder la question par une définition de ce mot "dictature".

Fort bien. C’est le droit sacré de chacun d’aborder la question comme il l’entend. Il s’agit seulement de distinguer la façon sérieuse et honnête de la façon malhonnête. Celui qui, en abordant ainsi la question, voudrait la traiter sérieusement, devrait donner sa propre définition de ce "mot". Dès lors, la position du problème serait claire et franche. Kautsky n’en fait rien. "Littéralement - écrit-il - le mot dictature signifie suppression de la démocratie."

D’abord, ce n’est pas une définition. S’il plaît à Kautsky de se dérober à la définition de l’idée de dictature, pourquoi avoir choisi cette manière de traiter la question ?

Ensuite, cela est notoirement faux. Il est naturel qu’un libéral parle de "démocratie" en général. Un marxiste, n’oubliera jamais de demander : "Pour quelle classe ?" Chacun sait, par exemple et l’ "historien" Kautsky le sait également, que les insurrections, et même les grandes fermentations des esclaves de l’antiquité, révélaient aussitôt l’essence de l’Etat antique, qui était la dictature des esclavagistes. Cette dictature abolissait-elle la démocratie parmi les propriétaires d’esclaves, pour eux ? Tout le monde sait que non.

Le "marxiste" Kautsky a énoncé une absurdité monstrueuse et une contre-vérité, parce qu’il a “ oublié ” la lutte des classes...

Pour faire de l’affirmation libérale et mensongère de Kautsky une affirmation marxiste et conforme à la vérité, il faut dire : dictature ne signifie pas nécessairement abolition de la démocratie par la classe qui exerce cette dictature sur les autres classes, mais elle signifie nécessairement abolition (ou limitation essentielle, ce qui est de même une des ormes d’abolition) de la démocratie pour la classe à l’égard de laquelle ou contre laquelle la dictature s’exerce.

Mais si juste que soit cette affirmation, elle ne définit pas la dictature.

Examinons la phrase suivante de Kautsky :

... Mais il va de soi que, pris à la lettre, ce mot signifie également pouvoir personnel d’un seul individu, qui n’est lié par aucune loi...

Pareil à un petit chien aveugle qui, au hasard, donne du nez de-ci de-là, Kautsky, sans le faire exprès, est tombé ici sur une juste idée (savoir que la dictature est un pouvoir qui n’est lié par aucune loi) ; toutefois il n’a pas donné une définition de la dictature, et il a énoncé en outre cette contre-vérité historique évidente que la dictature est le pouvoir d’un seul individu. Cela n’est même pas juste étymologiquement, puisque la dictature peut être exercée également par un groupe de personnes, par une oligarchie, par une classe, etc.

Kautsky indique ensuite la différence entre la dictature et le despotisme ; mais, bien que son affirmation soit nettement fausse, nous ne nous y arrêterons pas, puisque cela n’a rien à voir avec la question qui nous intéresse. On connaît "le penchant de Kautsky à se détourner du XXème siècle pour regarder le XVIIIème, et du XVIIIème pour regarder l’antiquité, et nous espérons qu’une fois parvenu à la dictature, le prolétariat allemand tiendra compte de ce "penchant" et nommera, par exemple, Kautsky professeur d’histoire ancienne dans un lycée. Eluder la définition de la dictature du prolétariat en philosophant sur le despotisme, c’est faire preuve ou d’une sottise extrême ou d’une filouterie fort maladroite.

Résultat : ayant entrepris de parler de dictature, Kautsky a énoncé beaucoup de contre vérités manifestes, sans donner aucune définition ! Si, au lieu de se fier à ses facultés intellectuelles, il avait consulté sa mémoire, il aurait pu sortir de ses "casiers" tous les cas où Marx parle de dictature. Il aurait à coup sûr obtenu, ou la définition ci-après, ou une définition équivalente quant au fond :

La dictature est un pouvoir fondé directement sur la violence et qui n’est lié par aucune loi.

La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n’est lié par aucune loi.

Et c’est cette vérité toute simple, claire comme le jour pour tout ouvrier conscient (représentant la masse, et non les couches supérieures de cette canaille petite-bourgeoise achetée par les capitalistes, que sont les social-impérialistes de tous les pays), c’est cette vérité évidente pour tout représentant des exploités en lutte pour leur affranchissement, et indiscutable pour tout marxiste, que nous sommes obligés de "conquérir de haute lutte" sur le savantissime M. Kautsky. Comment expliquer cela ? - Par cet esprit de servilité dont sont imbus les chefs de la IIème Internationale, devenus de méprisables sycophantes au service de la bourgeoisie.

D’abord, Kautsky triche en affirmant cette chose évidemment absurde que le sens littéral du mot dictature est dictature d’un seul individu ; puis partant de cette falsification !

Il déclare que, par conséquent, l’expression de dictature d’une classe chez Marx n’a pas son sens littéral (mais celui d’après lequel dictature ne signifie pas violence révolutionnaire, mais "conquête pacifique de la majorité sous la démocratie bourgeoise ", remarquez-le bien).

Il importe de distinguer, voyez-vous, entre "état de choses" et "forme de gouvernement". Distinction singulièrement profonde, tout comme si nous distinguions entre l’ "état" de bêtise d’un homme qui raisonne sans intelligence, et la "forme" de ses bêtises !

Kautsky a besoin de présenter la dictature comme un "état de domination" (c’est l’expression textuelle qu’il emploie à la page suivante, p. 21), parce qu’alors disparaît la violence révolutionnaire, la révolution violente. L’ "état de domination" est l’état où se trouve toute majorité sous... la "démocratie". Grâce à ce frauduleux tour de passe-passe, la révolution disparaît tout bonnement.

Mais la fraude est par trop grossière, et elle ne sera d’aucun secours à Kautsky. Que la dictature implique et signifie cet “état ” de violence révolutionnaire - si désagréable pour les renégats - d’une classe contre une autre, c’est là une vérité qui "crève les yeux ". L’absurdité de la discrimination entre "état de choses " et "forme de gouvernement " apparaît en toute netteté. Il est triplement stupide de parler ici de forme de gouvernement, car le premier gamin venu sait que monarchie et république sont deux formes différentes de gouvernement. Force est de démontrer à M. Kautsky que ces deux formes de gouvernement, comme du reste toutes les "formes de gouvernement" passagères en régime capitaliste, ne sont que des variétés de l’Etat bourgeois, c’est-à-dire de la dictature de la bourgeoisie.

Enfin, parler de formes de gouvernement, c’est falsifier sottement, mais aussi d’une façon grossière, Marx qui parle ici, en toute clarté, de la forme ou du type de l’Etat, et non de la forme du gouvernement.

La révolution prolétarienne est impossible sans la destruction violente de la machine d’Etat bourgeoise et son remplacement par une nouvelle qui, selon Engels, "n’est plus un Etat au sens propre du mot ".

Tout cela, Kautsky a besoin de l’escamoter, de l’adultérer : sa position de renégat le veut ainsi.

Voyez à quels misérables subterfuges il a recours.

Premier subterfuge :

Ce qui prouve que Marx ne pensait pas ici à la forme de gouvernement, c’est qu’il estimait qu’en Angleterre et en Amérique la transition peut se faire pacifiquement, donc par la voie démocratique...

La forme de gouvernement n’a absolument rien ici, car il y a des monarchies qui ne sont pas caractéristiques de l’Etat bourgeois, par exemple celles qui se distinguent par l’absence de militarisme ; et il y a des républiques qui en portent tous les caractères, le militarisme et la bureaucratie, par exemple. C’est là un fait historique et politique universellement connu, et Kautsky ne réussira pas à le falsifier.

Si Kautsky voulait raisonner d ’une façon sérieuse et honnête, il se demanderait : Existe-t-il des lois historiques ; concernant les révolutions et qui ne connaissent pas d’exception ? Et sa réponse serait : non, ces lois sont inexistantes. Ces lois n’ont en vue que ce qui est typique, ce que Marx a qualifié un jour d’ "idéal" au sens du capitalisme moyen, normal, typique.

Ensuite. Y avait-il de 1870 à 1880, quelque chose qui fît de 1 ’Angleterre et de l’Amérique une exception sous le rapport envisagé ? Pour tout homme tant soit peu initié aux exigences de la science dans l’ordre des problèmes historiques, il est évident que cette question demande à être posée. Ne pas la poser, c’est falsifier la science, c’est jouer avec les sophismes. Cette question une fois posée, on ne saurait douter de la réponse : la dictature révolutionnaire du prolétariat, c’est la violence exercée contre la bourgeoisie ; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l’ont expliqué maintes fois et de la façon la plus détaillée (notamment dans La Guerre civile en France et dans la préface de cet ouvrage), par l’existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement de 1870 à 1880, époque à laquelle Marx fit sa remarque, N’EXISTAIENT PAS. (Maintenant elles existent et en Angleterre et en Amérique. )

Pour couvrir sa trahison, Kautsky en est réduit littéralement à truquer à chaque, pas !

Et remarquez comment, sans le faire exprès, il a laissé passer le bout de l’oreille ; il a écrit : " pacifiquement ", c’est-à-dire par la voie démocratique ! !

En définissant la dictature, Kautsky s’est appliqué de toute son énergie à cacher au lecteur le trait essentiel de ce concept, savoir : la violence révolutionnaire. Et maintenant la vérité s’est fait jour : il s’agit de l’opposition entre révolution pacifique et révolution violente.

C’est là que gît le lièvre. Subterfuges, sophismes, falsifications frauduleuses, Kautsky a besoin de tout cela pour esquiver la révolution violente, pour violer son reniement envers elle, son passage du côté de la bourgeoisie. C’est là que gît le lièvre.

L’ "historien" Kautsky fausse 1’histoire avec tant de cynisme qu’il oublie l’essentiel : le capitalisme prémonopoleur - dont l’apogée se situe justement entre 1870 et 1880 se distinguait, en raison de ses propriétés économiques essentielles qui furent particulièrement typiques en Angleterre et en Amérique, par le maximum - toutes proportions gardées - de pacifisme et de libéralisme. L’impérialisme, lui, c’est à dire le capitalisme de monopole, dont la maturité ne date que du XXème siècle, se distingue, en raison de ses propriétés économiques essentielles, par le minimum de pacifisme et de libéralisme, par le développement maximum et le plus généralisé du militarisme. "Ne pas remarquer" cela, quand on examine jusqu’à quel point la révolution pacifique ou violente est typique ou probable, c’est tomber au niveau du plus vulgaire laquais de la bourgeoisie.

Deuxième subterfuge : La Commune de Paris a été la dictature du prolétariat ; mais elle a été élue au suffrage universel, sans que la bourgeoisie ait été privée de ses droits électoraux, "démocratiquement". Et Kautsky de triompher...

... Pour Marx [ou d’après Marx] la dictature du prolétariat était un état de choses qui découle nécessairement de la démocratie pure, le prolétariat formant la majorité (bei Überwiegendem Proletariat ) [p. 21].

Cet argument de Kautsky est si plaisant que, réellement, on éprouve un véritable embarras de richesses[3] (dans le choix des objections). Tout d’abord, on sait que la fleur, l’état-major, la crème de la bourgeoisie, s’étaient enfuis de Paris à Versailles. A Versailles se trouvait le "socialiste" Louis Blanc, ce qui confirme d’ailleurs la fausseté des affirmations de Kautsky, selon lesquelles "tous les courants" du socialisme participaient à la Commune. N’est-il pas ridicule de présenter comme "démocratie pure" avec "suffrage universel" la division des habitants de Paris en deux camps belligérants, dont l’un réunissait toute la bourgeoisie militante et politiquement active ?

En second lieu, la Commune luttait contre Versailles, en tant que gouvernement ouvrier de France contre le gouvernement bourgeois. Que viennent faire ici la "démocratie pure " et le "suffrage universel", puisque c’était Paris qui décidait du sort de la France ? Quand Marx estimait que la Commune avait commis une faute en ne s’emparant pas de la Banque de France, qui appartenait au pays tout entier, s’inspirait-il des principes et de la pratique de la "démocratie pure" ?

En vérité, on voit que Kautsky écrit dans un pays où la police interdit aux gens de, rire " de compagnie ", sans quoi le rire l’eût tué.

Je me permettrai enfin de rappeler respectueusement à M. Kautsky, qui connaît par cœur Marx et Engels, le jugement suivant d’Engels sur la Commune, au point de vue... de la "démocratie pure" :

Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs [les antiautoritaires] ? Une révolution est à coup sûr la chose la plus autoritaire qui soit, un acte par lequel une partie de la population impose à l’autre partie sa volonté, à coups de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en fut. Force est au parti vainqueur de maintenir sa domination par la crainte que ses armes inspirent aux réactionnaires. Est-ce que la Commune de Paris aurait pu se maintenir plus d’un jour si elle ne s’était servie de l’autorité d’un peuple en armes contre la bourgeoisie ? Ne pouvons-nous pas, au contraire, la blâmer de ce qu’elle ait fait trop peu usage de cette autorité ? 1[4]

La voilà donc, la "démocratie pure" ! De quels sarcasmes Engels n’aurait-il pas accablé le plat philistin, le "social-démocrate" (au sens français des années 40 et au sens européen de 1914-1918), qui se fût avisé de parler en général de "démocratie pure" dans une société divisée en classes !

Mais assez là-dessus. Enumérer toutes les absurdités énoncées par Kautsky est chose impossible, car chacune de ses phrases est un abîme de reniement. Marx et Engels ont donné de la Commune de Paris une ample analyse ; ils ont montré que son mérite est d’avoir tenté de briser, de démolir la "machine d’Etat toute prête". Ce point avait à leurs yeux une importance si considérable qu’il constitue le seul correctif qu’ils aient introduit en 1872 au programme “ vieilli” (par endroits ) du Manifeste du Parti

communiste[5]. Marx et Engels ont montré que la Commune supprimait l’armée et la bureaucratie, supprimait le parlementarisme, détruisait cette "excroissance parasitaire qu’est l’Etat", etc. Or, le très sage Kautsky, coiffé de son bonnet de nuit, répète ce que mille fois ont affirmé les professeurs libéraux : les contes sur la "démocratie pure ".

Rosa Luxembourg avait bien raison de déclarer le 4 août 1914 que la social-démocratie allemande était désormais un cadavre puant.

Le troisième subterfuge est celui-ci :

Si nous parlons de dictature comme d’une forme de gouvernement, nous ne pouvons pas parler de la dictature d’une classe. Car une classe, nous l’avons déjà marqué, ne peut que dominer, mais non gouverner...

Ce sont les " organisations" ou les "partis" qui gouvernent.

Vous brouillez les choses, vous les brouillez abominablement, monsieur le "conseiller Brouille-tout". La dictature n’est pas une "forme de gouvernement", c’est d’un ridicule ! D’ailleurs, Marx ne parle pas de la forme de gouvernement, mais de la forme ou du type de l’Etat. Ce n’est pas du tout la même chose, mais pas du tout. De même il est absolument faux qu’une classe ne puisse pas gouverner ; pareille sottise ne peut venir que d’un "crétin parlementaire" qui ne voit rien en dehors du parlement bourgeois et ne remarque rien en dehors des "partis dirigeants". N’importe quel pays d’Europe offrira à Kautsky des exemples de gouvernement par une classe dominante, telle que les seigneurs terriens au moyen âge, malgré leur organisation insuffisante.

Résumons. Kautsky a altéré de la façon la plus inouïe l’idée de dictature du prolétariat, en faisant de Marx un vulgaire libéral, c’est-à-dire qu’il est tombé lui-même jusqu’au niveau du libéral qui, débitant des platitudes sur la "démocratie pure", masque et estompe le contenu de classe de la démocratie bourgeoise, redoute plus que tout la violence révolutionnaire de la part de la classe opprimée. En "interprétant" l’idée de "dictature révolutionnaire du prolétariat" de façon à en éliminer la violence révolutionnaire de la classe opprimée sur les oppresseurs, Kautsky a battu le record mondial de la déformation libérale de Marx. Le renégat Bernstein n’apparaît plus que comme un roquet à côté du renégat Kautsky.

DÉMOCRATIE BOURGEOISE ET DÉMOCRATIE PROLÉTARIENNE

La question que Kautsky a si abominablement embrouillée se présente, en réalité, comme suit.

A moins de se moquer du sens commun et de 1’histoire, il est clair que, tant qu’il existe des classes distinctes, on ne saurait parler de "démocratie pure", mais seulement de démocratie de classe. (Soit dit entre parenthèses, "démocratie pure" est non seulement une formule d’ignorant qui ne comprend rien à la lutte des classes, ni à la nature de l’Etat, mais encore une formule triplement creuse, car dans la société communiste, la démocratie, évoluant et se transformant en habitude, dépérira, mais ne sera jamais une démocratie "pure".

La "démocratie pure" n’est qu’une phrase mensongère d’un libéral qui cherche à duper les ouvriers. L’histoire connaît la démocratie bourgeoise qui remplace la féodalité, et la démocratie prolétarienne qui remplace la démocratie bourgeoise.

Lorsque Kautsky consacre jusqu’à des dizaines de pages à "prouver" cette vérité que la démocratie bourgeoise marque un progrès par rapport au moyen âge, et que le prolétariat a le devoir impérieux de s’en servir dans sa lutte contre la bourgeoisie, c’est là justement un bavardage libéral destiné à duper les ouvriers. C’est un truisme non seulement dans l’Allemagne civilisée, mais aussi dans la Russie inculte. Kautsky jette tout simplement de la poudre "savante " aux yeux des ouvriers ; il prend des airs graves pour parler de Weitling, des Jésuites du Paraguay et de bien d’autres choses, à seule fin de ne pas avoir à parler de la nature BOURGEOISE de la démocratie actuelle, c’est-à-dire de la démocratie capitaliste.

Du marxisme, Kautsky prend ce qui est recevable pour les libéraux, pour la bourgeoisie (critique du moyen âge, rôle historique progressif du capitalisme en général et de la démocratie capitaliste en particulier) ; il rejette, il passe sous silence, il estompe ce qui, dans le marxisme, est irrecevable pour la bourgeoisie (violence révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie pour l’anéantissement de cette dernière). Voilà pourquoi par sa position objective et quelles que puissent être ses convictions subjectives, Kautsky s’avère inévitablement un laquais de la bourgeoisie.

La démocratie bourgeoise, tout en constituant un grand progrès historique par rapport au moyen âge, reste toujours -elle ne peut pas ne pas rester telle en régime capitaliste- une démocratie étroite, tronquée, fausse, hypocrite, un paradis pour les riches, un piège et un leurre pour les exploités, pour les pauvres. C’est cette vérité, élément constitutif très essentiel de la doctrine marxiste, que le "marxiste" Kautsky n’a pas comprise. Dans cette question - fondamentale- Kautsky dispense des "amabilités" à la bourgeoisie, au lieu de présenter une critique scientifique des conditions qui font de toute démocratie bourgeoise une démocratie pour les riches.

Rappelons d’abord au savantissime M. Kautsky les déclarations théoriques de Marx et Engels, que notre exégète a honteusement "oubliées" (pour plaire à la bourgeoisie) ; puis nous expliquerons la chose de la façon la plus explicite. Non seulement l’Etat antique et féodal, mais aussi

L’Etat représentatif moderne est un instrument d’exploitation, du travail salarié par le capital. [ENGELS, dans son ouvrage sur l’Etat.] [6]

L’ Etat n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un Etat populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin d’un Etat, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel. [ENGELS, Lettre à Bebel, 28 mars 1875.]

Or, en réalité, l’Etat n’est pas autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre, et cela sous la république démocratique non moins que sous la monarchie. [ENGELS, préface de la Guerre civile, de Marx.]

Le suffrage universel est un "indice de maturité de la classe ouvrière. Il ne peut donner ni ne donnera jamais rien de plus dans l’Etat moderne". [ENGELS dans son ouvrage sur l’Etat][7]

M. Kautsky rabâche de la façon la plus ennuyeuse première partie de cette thèse, acceptable pour la bourgeoisie. Mais la deuxième, que nous avons soulignée et qui pour la bourgeoisie n’est pas recevable, le renégat Kautsky la passe sous silence !

La Commune devait être une institution non parlementaire, mais agissante, exerçant simultanément le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Au lieu de décider une fois tous les trois ou tous les six ans quel membre de la classe dominante ira représenter et opprimer [ver-und zertreten] le peuple au parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes à recruter pour son entreprise des ouvriers, des surveillants des comptables, de même que le suffrage individuel sert au même objet à n’importe quel patron [MARX, dans son ouvrage sur la Commune de Paris La Guerre civile en France.]

Chacune de ces thèses, bien connues du savantissime M. Kautsky, le cingle au visage, le convainc de trahison. Dans toute sa brochure, Kautsky ne dénote pas la moindre compréhension de ces vérités. Cette brochure est d’un bout à l’autre, une insulte au marxisme !

Prenez les lois fondamentales des Etats contemporains, prenez leur gouvernement, prenez la liberté de réunion ou de presse, prenez l"égalité des citoyens devant la loi", et vous verrez à chaque pas l’hypocrisie de la démocratie bourgeoise bien connue de tout ouvrier honnête et conscient. Il n’est point d’Etat, même le plus démocratique, qui n’ait dans sa constitution des biais ou restrictions permettant à la bourgeoisie de lancer la troupe contre les ouvriers, de proclamer la loi martiale, etc., "en cas de violation de l’ordre", en fait, au cas où la classe exploitée "violait" son état d’asservissement et si elle avait la velléité de ne pas se conduire en esclave. Kautsky farde cyniquement la démocratie bourgeoise ; il ne souffle mot de ce que font, par exemple, contre les ouvriers en grève, les bourgeois les plus démocrates et les plus républicains d’Amérique ou de Suisse.

Oh ! le sage et savant Kautsky n’en dit rien ! Il ne comprend pas, cet érudit et homme politique, que le silence ici est une lâcheté. Il préfère raconter aux ouvriers des contes d’enfants, par exemple que démocratie veut dire "protection de la minorité". C’est incroyable, mais c’est ainsi ! En l’an 1918 après J .C., en la cinquième année du carnage impérialiste universel, alors que, dans toutes les "démocraties du monde", on étouffe les minorités internationalistes (c’est à-dire celles qui n’ont pas bassement trahi le socialisme, comme les Renaudel et Longuet, les Scheidemann et Kautsky, les Henderson et Webb, etc.), M. le savant Kautsky célèbre d’une voix combien mielleuse la "protection de la minorité " ! Quiconque le désire peut lire cela à la page 15 de la brochure de Kautsky. Et à la page 16, ce docte personnage vous parlera des whigs et des tories du XVIIIème siècle en Angleterre !

0 érudition ! 0 servilité raffinée devant la bourgeoisie ! 0 manière civilisée de ramper sur le ventre devant les capitalistes et de leur lécher les bottes ! Si j’étais Krupp ou Scheidemann, ou Clemenceau, ou Renaudel, je payerais des millions à M. Kautsky, je lui dispenserais des baisers de Judas, je ferais son éloge devant les ouvriers, je prêcherais l’ " unité du socialisme" avec des gens aussi "respectables"

que Kautsky. Ecrire des brochures contre la dictature du prolétariat, raconter 1’histoire des whigs et des tories au XVIIIème siècle en Angleterre, assurer que démocratie veut dire "protection de la minorité" et taire les massacres d’internationalistes dans la république "démocratique " d’Amérique ne sont-ce pas là des services de valet rendus à la bourgeoisie ?

Le savant M. Kautsky a "oublié" - vraisemblablement, oublié par hasard - une "bagatelle", à savoir que le parti dominant de la démocratie bourgeoise n’accorde la défense de la minorité qu’à un autre parti bourgeois ; tandis que le prolétariat, dans toute question sérieuse, profonde, fondamentale, reçoit en guise de "protection de la minorité " la loi martiale ou les massacres. Plus la démocratie est développée et plus elle est près, en cas de divergence politique profonde et dangereuse pour la bourgeoisie, du massacre ou de la guerre civile. Cette "loi" de la démocratie bourgeoise, le savant M. Kautsky aurait pu l’observer à l’occasion de l’affaire Dreyfus dans la France républicaine, du lynchage des nègres et des internationalistes dans la république démocratique d’Amérique, par l’exemple de l’Irlande et de l’Ulster dans l’Angleterre démocratique, des persécutions et des massacres organisés contre les bolcheviks en avril 1917 dans la république démocratique russe ! Ces exemples, je les emprunte à dessein non seulement au temps de guerre, mais aussi au temps d’avant-guerre, au temps de paix. Le doucereux M. Kautsky se plaît à fermer les yeux sur ces faits du XXème siècle et à débiter, par contre, aux ouvriers, des choses étonnamment neuves, remarquablement intéressantes, extrêmement instructives, incroyablement importantes sur les whigs et les tories du XVIIIème siècle.

Prenez le parlement bourgeois. Peut-on admettre que le savant Kautsky n’ait jamais ouï dire que plus la démocratie est puissamment développée, et plus la Bourse et les banquiers se soumettent les parlements bourgeois ? Il ne suit point de là qu’il ne faille pas utiliser le parlementarisme bourgeois (et les bolcheviks l’ont utilisé avec un succès comme il n’est guère probable que l’ait fait aucun autre parti au monde, puisque de 1912 à 1914 nous avions conquis toute la curie ouvrière dans la IVème Douma). Mais il s’ensuit que seul un libéral est capable d’oublier, comme le fait Kautsky, le caractère limité et relatif, au point de vue historique, du parlementarisme bourgeois. Dans l’Etat bourgeois le plus démocratique, les masses opprimées se heurtent constamment à une contradiction criante entre l’égalité nominale proclamée par la "démocratie " des capitalistes, et les milliers de restrictions et complications réelles qui font des prolétaires des esclaves salariés. Cette contradiction précisément ouvre les yeux des masses sur la pourriture, la fausseté, l’hypocrisie du capitalisme. C’est précisément cette contradiction que les agitateurs et les propagandistes du socialisme dénoncent sans cesse devant les masses, afin de les préparer à la révolution ! Et lorsque l’ère des révolutions a commencé, Kautsky lui tourne le dos et se met à célébrer les beautés de la démocratie bourgeoise agonisante.

La démocratie prolétarienne, dont le pouvoir des Soviets est une des formes, a développé et étendu la démocratie comme nulle part au monde, au profit justement de l’immense majorité de la population, au profit des exploités et des travailleurs. Ecrire, comme l’a fait Kautsky, toute une brochure sur la démocratie, en consacrant deux pages à la dictature et des dizaines de pages à la "démocratie pure ", et ne pas le remarquer, c’est dénaturer entièrement les faits, en vrai libéral.

Prenez la politique extérieure. Il n’est et point de pays bourgeois, même le plus démocratique, où elle se fasse au grand jour. Partout, c’est la duperie des masses ; dans les pays démocratiques, France, Suisse, Amérique, Angleterre, elle est cent fois, plus grande et plus raffinée que dans les autres pays. Le pouvoir des Soviets a fait tomber révolutionnairement le voile du secret de la politique extérieure. Kautsky ne l’a point remarqué, il n’en dit rien, bien qu’à l’époque des guerres de rapine et des traités secrets sur le "partage des zones d’influence" (c’est à dire sur le partage du monde par les brigands capitalistes), ce fait ait une importance cardinale : de là dépendent la paix, la vie ou la mort de dizaines de millions d’hommes.

Considérez l’organisation de l’Etat. Kautsky s’en prend aux "détails", jusqu’à Constater que les élections sont "indirectes" (dans la Constitution soviétique), mais il ne voit pas le fond de la question. Il ne remarque pas la nature de classe de l’appareil d’Etat, de la machine d’Etat. Dans la démocratie bourgeoise, par mille stratagèmes - d’autant plus ingénieux et efficaces que la démocratie "pure" est plus développée -, les capitalistes écartent les masses de la participation à la gestion du pays, de la liberté de réunion, de presse, etc. Le premier au monde (rigoureusement parlant le deuxième, puisque la Commune de Paris avait commencé la même chose), le pouvoir des Soviets appelle au gouvernement les masses, notamment les masses exploitées. Mille barrières s’opposent à la, participation des masses travailleuses au parlement bourgeois (lequel, dans une démocratie bourgeoise, ne résout jamais les questions capitales ; celles-ci sont tranchées par la Bourse, par les banques). Et les ouvriers savent et se rendent compte, ils voient, ils perçoivent à merveille que le parlement bourgeois est pour eux un organisme étranger, un instrument d’oppression des prolétaires par la bourgeoisie, l’organisme d’une classe hostile, d’une minorité d’exploiteurs.

Les Soviets sont l’organisation directe des masses travailleuses et exploitées, à qui elle facilite ; la possibilité d ’organiser elles-mêmes l’Etat et de le gouverner par tous les moyens.

C’est, précisément l ’avant-garde des travailleurs et des exploités, le prolétariat des villes, qui bénéficie en la circonstance de l’avantage d’être le mieux uni dans les grosses entreprises ; il a plus de facilité ; pour élire et surveiller les élections. Automatiquement, l’organisation soviétique facilite de tous les travailleurs et exploités autour de leur avant-garde, le prolétariat. Le vieil appareil bourgeois - la bureaucratie, les privilèges de la fortune, de l’instruction bourgeoise, des relations, etc. (ces privilèges réels sont d’autant plus variés que la démocratie bourgeoise est plus développée)-, tout cela se trouve éliminé avec l’organisation soviétique. La liberté de la presse cesse d’être une hypocrisie, les imprimeries et le papier étant enlevés à la bourgeoisie. Il en est de même des meilleurs édifices, des palais, des hôtels particuliers, des maisons seigneuriales. Le pouvoir soviétique a d’un coup enlevé par milliers les meilleurs de ces immeubles aux exploiteurs, et c’est ainsi qu’il a rendu un million de fois plus "démocratique " le droit de réunion pour les masses, celui là même sans lequel la démocratie est un leurre. Les élections indirectes aux Soviets non locaux facilitent les congrès des Soviets, rendent tout l’appareil moins coûteux, plus- mobile, plus accessible aux ouvriers et aux paysans, à une période de vie intense où il importe d’avoir au plus vite la possibilité de rappeler son député local ou de l’envoyer au congrès général des Soviets.

La démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique que n’importe quelle démocratie bourgeoise ; le pouvoir des Soviets est des millions de fois plus démocratique que la plus démocratique des républiques bourgeoises.

Pour ne pas remarquer cela, il faut être consciemment un valet de la bourgeoisie, ou un homme politiquement mort, incapable, derrière les poussiéreux livres, bourgeois, de voir la réalité vivante, imprégné de préjugés démocratiques bourgeois et, de ce fait, devenu objectivement un laquais de la bourgeoisie.

Pour ne pas remarquer cela, il faut être incapable de poser la question du point de vue des classes opprimées.

Parmi les pays bourgeois les plus démocratiques, en est-il un seul au monde où, dans sa masse l’ouvrier moyen, le salarié agricole moyen ou en général le semi-prolétaire des campagnes (c’est à dire le représentant de la masse opprimée de l’énorme majorité de la population) jouissent. ne serait-ce qu’à peu près, d’une liberté aussi grande qu’en Russie soviétique d’ organiser, des réunions dans les meilleurs locaux, d’une liberté aussi grande d’avoir, pour exprimer leurs idées, défendre leurs intérêts, les plus grandes imprimeries et les meilleurs stocks de papier, d’une liberté aussi grande d’appeler justement des hommes de leur classe à gouverner et à "policer" l’Etat ?

Il serait ridicule de croire que M. Kautsky puisse trouver, dans un pays quelconque, ne fût-ce qu’un seul ouvrier ou salarié agricole sur mille qui, une fois informé, hésiterait sur la réponse à faire à cette question. D’instinct, en entendant des bribes de vérité avouée par les journaux bourgeois, les ouvriers du monde entier sympathisent avec la République des Soviets, précisément parce qu’ils voient en elle la démocratie prolétarienne, la démocratie pour les pauvres, et non la démocratie pour les riches, ce qu’est en fait toute démocratie bourgeoise, même la meilleure.

Nous sommes gouvernés (et notre Etat est "policé ") par des fonctionnaires bourgeois, des parlementaires bourgeois, des juges bourgeois. Voilà la vérité simple, évidente, incontestable, que connaissent grâce à leur expérience de la vie, que sentent et perçoivent chaque jour des dizaines et des centaines de millions d’hommes des classes opprimées dans tous les pays bourgeois, y compris les plus démocratiques.

Or, en Russie, on a brisé entièrement l’appareil bureaucratique, on n’en a pas laissé pierre sur pierre, on a chassé tous les anciens magistrats, dispersé le parlement bourgeois ; et l’on a donné une représentation beaucoup plus accessible justement aux ouvriers et aux paysans ; LEURS Soviets ont remplacé les fonctionnaires, ou bien LEURS Soviets ont été placés au-dessus des fonctionnaires ; ce sont LEURS Soviets qui élisent les juges. Ce fait à lui seul suffit pour que toutes les classes opprimées reconnaissent que le pouvoir des Soviets, c’est à dire cette forme de la dictature du prolétariat, est un million de fois plus démocratique que la plus démocratique des républiques bourgeoises.

Cette vérité intelligible et évidente pour tout ouvrier, Kautsky ne la comprend pas, car il a "oublié", il a "désappris" à poser cette question : la démocratie POUR QUELLE CLASSE ? Il raisonne du point de vue de la démocratie "pure" (c ’est à dire sans classes ? ou en dehors des classes ?). Il argumente, comme le ferait un Shylock : "une livre de chair" et rien de plus. Egalité de tous les citoyens, sinon pas de démocratie. ,

Au savant Kautsky, au "marxiste" et au "socialiste" Kautsky, force nous est de poser cette question :

Peut-il y avoir égalité entre l’exploité et l’exploiteur ?

Qu’on en soit réduit à poser cette question à propos d’un livre du chef idéologique de la IIème Internationale, voilà qui est monstrueux, incroyable. Mais puisque "le vin est tiré, il faut le boire ". Puisque nous avons entrepris d’écrire sur Kautsky, expliquons à ce savant homme pourquoi il ne peut y avoir d’égalité entre l’exploiteur et l’exploité.

PEUT-IL Y AVOIR ÉGALITÉ ENTRE L’EXPLOITÉ ET L’EXPLOITEUR ?

KAUTSKY raisonne de la façon suivante :

1. Les exploiteurs n’ont jamais constitué qu’une infime minorité de la population [p. 14 de la brochure de Kautsky].

Voilà une vérité incontestable. Comment faut-il raisonner en partant de cette vérité ? On peut raisonner en marxiste, en socialiste ; mais alors, il faut prendre pour base les rapports entre exploités et exploiteurs. On peut raisonner en libéral, en démocrate bourgeois ; mais alors il faut prendre pour base les rapports entre la majorité et la minorité.

Si l’on raisonne en marxiste, on est obligé de dire : les exploiteurs transforment nécessairement l’Etat (et il s’agit de la démocratie, c’est à dire d’une des formes de l’Etat) en un instrument de domination de leur classe, celle des exploiteurs, sur les exploités. C’est pourquoi l’Etat démocratique lui aussi, tant qu’il y aura des exploiteurs exerçant leur domination sur la majorité, les exploités, sera inévitablement une démocratie pour les exploiteurs. L’Etat des exploités doit être foncièrement distinct d’un tel Etat ; il doit être une démocratie pour les exploités et réprimer les exploiteurs ; or, la répression d’une classe signifie l’inégalité de cette classe, son exclusion de la "démocratie".

Si l’on raisonne en libéral, on sera obligé de dire : la majorité décide, la minorité obéit. Les désobéissants sont punis. Voilà tout. Inutile de disserter sur tel ou tel caractère de classe de l’Etat en général et sur la "démocratie pure " en particulier ; cela n’a rien à voir là-dedans puisque la majorité est la majorité, et la minorité est la minorité. Une livre de chair, c’est une livre de chair, un point c’est tout !

Kautsky raisonne justement ainsi :

2. Pour quels motifs la domination du prolétariat devrait-elle revêtir et revêtirait-elle nécessairement une forme incompatible avec la démocratie ? [p. 21].

Puis il donne cette explication que le prolétariat a pour lui la majorité, explication très ample et très diffuse, avec à l’appui une citation de Marx et des chiffres sur les élections de la Commune de Paris. Conclusion :

Un régime aussi solidement ancré dans les masses n’a aucune raison d’attenter à la démocratie. Il ne pourra pas toujours se passer de la violence, dans les cas où l’on en use pour réprimer la démocratie. On ne peut répondre à la violence que par la violence. Mais un régime qui sait avoir les masses pour lui n’emploiera la violence que pour défendre la démocratie, et non pour l’anéantir. Il commettrait tout bonnement un suicide s’il voulait supprimer sa base la plus sûre, le-suffrage universel, source profonde d’une puissante autorité morale [p. 22].

Vous voyez : le "rapport entre exploités et exploiteurs a disparu de l’argumentation de Kautsky. Il ne reste que la majorité en général, la minorité en général, la démocratie en général, la "démocratie pure" que nous connaissons déjà.

Cela, remarquez-le bien, à propos de la Commune de Paris ! Citons donc, pour plus d’évidence, l’opinion de Marx et d’Engels sur la dictature à propos de la Commune :

MARX : Si, à la dictature bourgeoise, les ouvriers substituent leur dictature révolutionnaire... afin de briser la résistance ; de la- bourgeoisie... ils donnent à l’Etat une forme révolutionnaire et transitoire[8]...

ENGELS : Force est au parti vainqueur [dans la révolution] de maintenir sa domination par la crainte que ses armes inspirent aux réactionnaires. Est-ce que la Commune de Paris aurait pu se maintenir plus d’un jour si elle ne s’était servie de l’autorité d’un peuple en armes contre la bourgeoisie ? Ne pouvons-nous pas, au contraire, la blâmer de ce qu’elle ait fait trop peu usage de cette autorité ?[9]

ENGELS : L’"Etat" n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un "Etat populaire libre" : tant que le prolétariat a encore besoin de l’Etat, il en a besoin non pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel... [10]

Kautsky est aussi loin de Marx et d’Engels que le ciel est loin de la terre, qu’un libéral est loin d’un révolutionnaire prolétarien. La démocratie pure ou simplement la "démocratie" dont parle Kautsky n’est qu’une périphrase de ce même "Etat populaire libre", c’est-à-dire une chose parfaitement absurde. Avec l’érudition d’un imbécile savantissime de cabinet, ou avec la candeur d’une fillette de dix ans, Kautsky interroge : A quoi bon la dictature du moment qu’on a la majorité ? Or, Marx et Engels nous expliquent :

— pour briser la résistance de la bourgeoisie ;

- pour inspirer la terreur aux réactionnaires ;

- pour maintenir l’autorité du peuple armé contre la bourgeoisie ; .

- pour que le prolétariat puisse réprimer par la violence ses adversaires.

Kautsky n’entend rien à ces explications. Epris de la démocratie "pure" dont il ne voit pas le caractère bourgeois, il soutient avec une "belle logique" que la majorité, du moment qu’elle est majorité, n’a pas besoin de "briser la résistance" de la minorité, de la "réprimer par la violence" ; il lui suffit de réprimer les cas de violation de la démocratie. Epris de la démocratie "pure", Kautsky, par mégarde, commet ici la petite erreur que commettent toujours tous les démocrates bourgeois, savoir : il prend l’égalité de forme (ce mensonge et cette hypocrisie en régime capitaliste), pour l’égalité de fait ! Une bagatelle !

L’exploiteur ne peut être l’égal de l’exploité.

Cette vérité, si désagréable qu’elle soit à Kautsky, fait le fond même du socialisme.

Autre vérité : il ne saurait y avoir d’égalité véritable, d’égalité de fait, aussi longtemps que toute possibilité d’exploitation d’une classe par une autre n’est pas absolument anéantie.

On peut défaire d’un coup les exploiteurs par une insurrection heureuse au centre ou une révolte des troupes. Mais à part quelques cas très rares, exceptionnels, on ne peut les anéantir d’un : seul coup. On ne peut d’un coup exproprier tous les propriétaires fonciers et tous les capitalistes d’un pays de quelque importance. Ensuite l’expropriation à elle seule, en tant qu’acte juridique ou politique, est loin de résoudre le problème, car il faut en fait destit,uer les grands propriétaires fonciers et les capitalistes" les remplacer en fait par une autre gestion - gestion ouvrière - des usines et des domaines. Il ne saurait y avoir d’égalité entre les exploiteurs qui, durant de longues générations, se sont distingués par leur instruction, par les conditions de leur vie de riches et les habitudes acquises, - et les exploités dont la masse, même dans les républiques bourgeoises les plus avancées et les plus démocratiques, reste opprimée, inculte, ignorante, apeurée, dissociée. Longtemps après la révolution, les exploiteurs conservent nécessairement une série d’avantages réels et notables : il leur reste l’argent (impossible de le supprimer d’un coup), quelques biens mobiliers, souvent considérables ; il leur reste des relations, des habitudes. d’organisation et de gestion, la connaissance de tous les "secrets" de l’administration (coutumes, procédés, moyens, possibilités) ; il leur reste une instruction plus poussée, des affinités avec le haut personnel technique (bourgeois par sa vie et son idéologie) ; il leur reste une expérience infiniment supérieure de l’art militaire (ce qui est très important), etc

Si les exploiteurs ne sont. battus que dans un seul pays et c’est là bien entendu le cas typique, la révolution simultanée dans plusieurs pays étant une rare exception, ils restent toutefois plus forts que les exploités, puisque les relations internationales des exploiteurs sont immenses. Qu’une partie des masses exploitées ou les moins développées, paysans moyens, artisans, etc., marchent et soient susceptibles de marcher avec les, exploiteurs, c ’est ce qu ’ont montré toutes les révolutions antérieures, y compris la Commune (car parmi les troupes versaillaises -ce qu’a "oublié" le savantissime Kautsky - il y avait aussi des prolétaires).

Dès lors, supposer que dans une révolution un peu sérieuse et profonde, c’est simplement le rapport entre la majorité et la minorité qui décide, c’est faire preuve d’une prodigieuse stupidité ; c’est s’en tenir à un préjugé archi naïf digne d’un vulgaire libéral ; c ’est tromper les masses, leur cacher une évidente vérité historique. Vérité selon laquelle il est de règle que dans toute révolution profonde les exploiteurs, conservant durant des années des avantages considérables sur les exploités, opposent une résistance prolongée, opiniâtre, désespérée. Jamais, si ce n ’est dans l’imagination doucereuse du doucereux benêt Kautsky, les exploiteurs ne se soumettront à la volonté de la majorité des exploités, sans avoir fait jouer - dans une bataille suprême, désespérée, dans une série de batailles leur avantage.

La transition du capitalisme au communisme, c’est toute une époque historique. Tant qu’elle n’est pas terminée, les exploiteurs gardent inéluctablement l’espoir d’une restauration, espoir qui se transforme en tentatives de restauration. A la suite d’une première défaite sérieuse, les exploiteurs qui ne s’attendaient point à être renversés, qui n’en croyaient rien et n’en admettaient pas 1 ’idée, se lancent dans la bataille avec une énergie décuplée, avec une passion furieuse, avec une haine centuplée pour reconquérir le "paradis" perdu, pour leurs familles qui menaient une si douce existence et que maintenant, la "vile populace" condamne à la ruine et à la misère (ou au vil labeur...). Et derrière les capitalistes exploiteurs, c’est la grande masse de la petite bourgeoisie qui - des dizaines d ’années d ’expérience historique dans tous les pays en font foi - hésite et balance, qui aujourd’hui suit le prolétariat et demain, effrayée des difficultés de la révolution, est prise de panique à la première défaite ou demi-défaite des ouvriers, s’affole, s’agite, pleurniche, court d’un camp à l’autre... tout comme nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires.

Devant cette situation, à une époque de guerre acharnée, aiguë, où 1’histoire met à l’ordre du jour le problème de l’existence ou de la non-existence des privilèges séculaires et millénaires, parler de majorité et de minorité, de démocratie pure, d’inutilité de la dictature, d’égalité entre exploiteurs et exploités ! Quel gouffre de stupidité, quel abîme de philistinisme il faut pour en arriver là !

Mais des décades de capitalisme relativement "pacifique", de 1871 à 1914, ont accumulé dans les partis socialistes qui cherchent à s’accommoder à l’opportunisme, de véritables écuries d’Augias de philistinisme, de mesquine étroitesse et de reniement.

Le lecteur a vraisemblablement remarqué que, dans le passage précité de son ouvrage, Kautsky parle d’atteinte au suffrage universel (qu’il déclare être - soit dit entre parenthèses - la source profonde de toute autorité morale puissante, alors que, à propos de cette même Commune de Paris et de cette même question de la dictature, Engels parle de l’autorité du peuple en armes contre la bourgeoisie. Il est caractéristique de comparer les idées d’un philistin et d’un révolutionnaire sur l’ "autorité".

Remarquons que la privation du droit de vote des exploiteurs est un problème essentiellement russe, et non celui de la dictature du prolétariat en général. Si Kautsky avait, sans hypocrisie, intitulé sa brochure : Contre les bolcheviks, ce titre serait conforme, au contenu de l’ouvrage, et Kautsky aurait alors le droit de parler -explicitement du droit de vote. Mais Kautsky a voulu avant tout faire figure de "théoricien". Il a intitulé sa brochure : la Dictature du prolétariat en général. Il ne parle spécialement des Soviets et de la Russie que dans la deuxième partie de sa brochure, à partir du § 5.

Dans la première partie (d’où j’ai tiré le passage cité), il est question de démocratie et de dictature EN GENERAL. En traitant du droit de vote, Kautsky s’est trahi comme polémiste ennemi des bolcheviks, et qui fait litière de la théorie. Car la théorie, c’est-à-dire l’étude des principes de classe généraux - et non particuliers à une nation - de la démocratie et de la dictature, doit porter non pas sur une question spéciale comme celle du droit de vote, mais sur ce problème d’ensemble : la démocratie peut-elle être maintenue aussi pour les riches et pour les exploiteurs dans la période historique marquée par le renversement des exploiteurs et le remplacement de leur Etat par l’Etat des exploités ?

C’est ainsi, mais seulement ainsi, qu’un théoricien peut poser la question.

Nous connaissons l’exemple de la Commune, nous connaissons tous les raisonnements des fondateurs du marxisme en liaison avec elle et à son sujet. Fort de cette documentation, j’ai analysé par exemple le problème de la démocratie et de la dictature dans L’Etat et la révolution écrit avant la Révolution d’Octobre. Je n’ai pas dit un mot des restrictions du droit électoral. Aujourd’hui encore il convient de dire que la restriction du droit électoral est un problème particulier à telle ou telle nation, et non point la question générale de la dictature. Il faut aborder le problème de la restriction du droit électoral en examinant les conditions particulières de la révolution russe, le cours particulier de son développement.

C’est ce que nous ferons dans la suite de notre exposé. Mais ce serait une erreur d’affirmer d’avance que les révolutions prolétariennes de demain en Europe, toutes ou la plupart d’entre elles, apporteront nécessairement des restrictions aux droits électoraux de la bourgeoisie. Il se peut qu’il en soit ainsi. Après la guerre et l’expérience de la révolution russe, il en sera vraisemblablement ainsi ; mais cela n’est pas de rigueur pour l’application de la dictature ; cela n’est pas un indice nécessaire du concept logique de la dictature ; cela ne constitue point pour la dictature une condition nécessaire de son concept historique et de classe.

L’indice nécessaire, la condition expresse de la dictature, c’est la répression violente des exploiteurs comme classe et, par suite, la violation de la "démocratie pure", c’est-à-dire de:l’égalité et de la liberté, à l’égard de cette classe.

C’est ainsi, mais seulement ainsi, que la question peut être posée au point de vue théorique. Or Kautsky, en posant la question autrement, a prouvé qu’il s’attaquait aux bolcheviks non pas en théoricien, mais en sycophante à la dévotion des opportunistes et de la bourgeoisie.

Dans quels pays, dans quelles conditions nationales particulières à tel ou tel capitalisme, sera restreinte ou violée (totalement ou principalement) la démocratie pour les exploiteurs, cela dépend des particularités nationales de tel ou tel capitalisme, de telle ou telle révolution. Théoriquement la question se pose d’une autre manière, savoir : la dictature du prolétariat est-elle possible sans violation de la démocratie à l’égard de la classe des exploiteurs ?

C’est cette question, la seule importante et essentielle en matière de théorie, que Kautsky a éludée. Kautsky a cité de nombreux passages de Marx et d’Engels, sauf ceux qui ont trait à cette question et que j’ai rapportés plus haut.

Kautsky a parlé de tout ce que l’on veut, de tout ce qui est recevable pour les libéraux et les démocrates bourgeois et ne sort pas du cadre de leurs idées ; mais il n’a rien dit de ce qui est essentiel, savoir que le prolétariat ne peut triompher sans briser la résistance de la bourgeoisie, sans réprimer par la violence ses adversaires, et que là où il y a "répression par la violence", et pas de "liberté", il est évident que la démocratie fait défaut.

Cela, Kautsky ne l’a pas compris.

Passons à l’expérience de la Révolution russe et au désaccord entre les Soviets et l’Assemblée constituante, à la suite duquel la Constituante fut dissoute et la bourgeoisie privée des droits électoraux.

DÉFENSE AUX SOVIETS DE SE TRANSFORMER EN ORGANISATION D’ETAT

Les Soviets sont la forme russe de la dictature prolétarienne. Si un théoricien marxiste dans un ouvrage sur la dictature -du prolétariat avait réellement étudié ce phénomène (au lieu de répéter comme Kautsky les lamentations petites bourgeoises et les refrains mencheviks contre la dictature), ce théoricien aurait commencé par donner de la dictature une définition d’ensemble, puis il aurait envisagé sa forme particulière, nationale, les Soviets ; il en aurait fait l’analyse comme d’une des formes de la dictature du prolétariat.

On conçoit qu’il n’y ait rien de sérieux à attendre d Kautsky, après qu’il a "remanié" en libéral la doctrine de Marx sur la dictature. Mais il est éminemment caractéristique de voir comment il aborde la question des Soviets, et comment il s’en tire.

Les Soviets, écrit-il en évoquant leur apparition en 1905, ont créé la "forme d’organisation prolétarienne, universelle (umfassendste) entre toutes, puisqu’elle englobait tous les ouvriers salariés" (p. 31). En 1905, les Soviets n’étaient en Russie que des corporations locales ; en 1917, ils sont devenus une organisation à l’échelle nationale.

Maintenant déjà, poursuit Kautsky, l’organisation soviétique a un grand et glorieux passé. Un avenir plus magnifique encore lui est réservé, et cela non pas seulement en Russie. Contre les forces colossales dont dispose le capital financier dans le domaine économique et politique, les anciennes méthodes de lutte économique et politique du prolétariat s’avèrent partout insuffisantes [versagen, le mot allemand dit un peu plus que "insuffisantes", et un peu moins que "impuissantes"]. On ne saurait y renoncer, elles restent nécessaires en temps normal, mais elles se trouvent parfois en présence de problèmes qu’elles ne sont pas à même de résoudre et qui, pour être résolus avec succès, exigent l’union de tous les moyens politiqués et économiques de la classe ouvrière [p. 31-32].

Suivent des considérations sur la grève de masse et SUT la "bureaucratie syndicale" qui tout en étant aussi indispensable que les syndicats eux-mêmes, est cependant "incapable de diriger les gigantesques batailles de masse qui, de plus en plus,. deviennent un signe des temps "...

... Ainsi donc, conclut Kautsky, l’organisation soviétique est un des phénomènes les plus importants de notre époque. Elle promet d’acquérir une importance primordiale dans les grandes batailles décisives à venir entre le capital et le travail.

Mais sommes-nous en droit de demander encore davantage aux Soviets ? Les bolcheviks qui, après la révolution de novembre 1917 [nouveau style ou, d’après l’ancien, octobre 1917], obtinrent avec les socialistes-révolutionnaires de gauche la majorité dans les Soviets des députés ouvriers de Russie, entreprirent, après la dissolution de l’Assemblée constituante, de faire du Soviet, jusqu’alors organisation de combat d’une seule classe, une organisation d’Etat. Ils ont anéanti la démocratie que le peuple russe avait conquise par la révolution de mars [de février, d’après l’ancien style]. Dès lors, les bolcheviks ont cessé de s’appeler social-démocrates. Ils s’intitulent communistes [p. 32-33 c’est Kautsky qui souligne].

Quiconque connaît la littérature menchevik russe verra aussitôt avec quelle servilité Kautsky recopie Martov, Axelrod, Stein et Cie. "Avec servilité", c’est bien le mot, car Kautsky, pour flatter les préjugés des mencheviks, dénature les faits de façon grotesque. Kautsky n’a pas pris soin, par exemple, de se renseigner auprès de ses informateurs, tels que Stein de Berlin ou Axelrod de Stockholm, à quel moment avaient été envisagés le changement de la dénomination de bolcheviks en celle de communistes, et le rôle des Soviets en tant qu’organisations d’Etat. Si Kautsky avait pris le simple renseignement, il n’aurait pas écrit ces lignes qui prêtent à rire puisque ces deux questions furent soulevées par les bolcheviks en avril 1917, notamment dans mes "thèses" du 4 avril 1917, c’est a dire bien avant la Révolution d’Octobre 1917 (à plus forte raison avant la dissolution de la Constituante le 5 janvier 1918).

Le raisonnement de Kautsky, que j’ai reproduit en entier, forme le nœud de tout le problème des Soviets. Le nœud, en ce sens précisément qu’il s’agit de savoir si les Soviets doivent s’efforcer de devenir des organisations d’Etat (en avril 1917 les bolcheviks avaient lancé le mot d’ordre : "Tout le pouvoir aux Soviets", et, à la conférence du Parti bolchevik, toujours en avril 1917, ils déclaraient qu’une république parlementaire bourgeoise ne pouvait les satisfaire, et qu’ils réclamaient une république ouvrière et paysanne du type de la Commune ou des Soviets) ; ou bien les Soviets ne doivent .pas s’y efforcer, ne doivent pas prendre le pouvoir, ni devenir des organisations d’Etat, mais doivent rester les "organisations de combat" d’une seule "classe" (comme l’a dit Martov, en masquant spécieusement par un pieux souhait le fait que les Soviets, sous la direction menchevik, étaient un instrument de subordination des ouvriers à la bourgeoisie).

Kautsky a repris servilement les paroles de Martov ; il a saisi des fragments de la discussion théorique des bolcheviks avec les mencheviks, fragments qu’il a transportés, sans analyse et sans discernement, sur le terrain théorique général, sur le terrain européen. Il en est résulté une salade qui, chez tout ouvrier russe conscient, s’il avait pris connaissance de ces raisonnements de Kautsky, aurait provoqué un rire homérique.

Tous les ouvriers d’Europe (à l’exception d’une poignée de social-impérialistes endurcis) accueilleront Kautsky par les mêmes éclats de rire quand nous leur aurons expliqué de quoi il s’agit.

En poussant jusqu’à l’absurde - avec une netteté saisissante - l’erreur de Martov, Kautsky lui a jeté le pavé de l’ours. En effet, voyez à quoi en arrive Kautsky.

Les Soviets englobent tous les travailleurs salariés. Contre le capital financier, les anciennes méthodes de lutte économique et politique du prolétariat sont insuffisantes. Ce n’est pas seulement en Russie que les Soviets sont appelés à jouer un rôle immense. Ils joueront un rôle décisif dans les grandes batailles décisives entre le capital et le travail en Europe, Ainsi parle Kautsky.

Fort bien. Les "batailles décisives entre le capital et le travail " ne décident-elles pas la question de savoir laquelle de ces deux classes s’emparera du pouvoir de l’Etat ?

Pas du tout. Mais jamais de la vie !

Dans les batailles « décisives ", les associations qui englobent tous les ouvriers salariés ne doivent pas devenir une organisation d’Etat !

Et qu’est-ce que l’Etat ?

L’Etat n’est pas autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre.

Ainsi la classe opprimée, l’avant-garde de tous les travailleurs et de tous les exploités dans la société actuelle, doit aspirer aux "batailles décisives entre le capital et le travail ", mais elle ne doit pas toucher à la machine dont le capital se sert pour opprimer le travail ! Elle ne doit pas briser cette machine ! Elle ne doit pas mettre en oeuvre son organisation universelle pour écraser les exploiteurs !

Bravo, bravissimo, M. Kautsky ! « Nous ", reconnaissons la lutte des classes comme la reconnaissent tous les libéraux, c’est-à-dire sans le renversement de la bourgeoisie...

Là, la rupture totale de Kautsky avec le marxisme et avec le socialisme devient manifeste ; cela revient en fait à passer du côté de la bourgeoisie qui est disposée à admettre tout ce que l’on veut sauf la transformation des organisations de la classe qu’elle opprime en organisations d’Etat. Ici Kautsky sera absolument incapable de défendre sa position : concilier toutes choses et éluder par des phrases toutes les contradictions profondes.

Ou Kautsky renonce complètement à faire passer le pouvoir politique à la classe ouvrière ou il admet que la classe ouvrière prenne en main la vieille machine d’Etat bourgeoise ; mais il n’admet d’aucune manière qu’elle la brise, la démolisse et la remplace par une machine nouvelle, prolétarienne. Qu’on " interprète ", et qu’on "explique d’une façon ou d’une autre le raisonnement de Kautsky, dans les deux cas sa rupture avec le marxisme et sa désertion à la bourgeoisie sont évidentes.

Déjà dans le Manifeste du Parti communiste, Marx, indiquant quel Etat il faut à la classe ouvrière victorieuse, écrivait : « L’Etat, c’est-à-dire le prolétariat organisé comme classe dominante. Et voici un homme qui, tout en prétendant rester marxiste, déclare que le prolétariat organisé en sa totalité et menant la lutte décisive" contre le capital ne doit pas faire de son organisation de classe une organisation d’Etat !

Ici Kautsky fait preuve de cette " foi superstitieuse en l’Etat ", dont Engels écrivait en 1891 qu’elle avait " en Allemagne passé dans la conscience de toute la bourgeoisie et même de beaucoup d’ouvriers[11] ". Luttez, ouvriers, "consent" notre philistin (le bourgeois aussi y "consent" puisque les ouvriers luttent quand même, et il ne reste qu’à trouver le moyen d’émousser leur glaive), luttez, mais défense vous est faite de vaincre ! Ne détruisez pas la machine d’Etat de la bourgeoisie, ne dressez pas à la place de l’ "organisation d’Etat" bourgeoise, l’ "organisation d’Etat " prolétarienne.

Quiconque partage vraiment la conception marxiste selon laquelle l’Etat n’est pas autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre, quiconque a un peu approfondi cette vérité, n’énoncerait jamais cette chose absurde que les organisations prolétariennes capables de vaincre le capital financier ne doivent pas se transformer en organisations d’Etat. C’est là justement qu’apparaît le petit bourgeois pour qui, " malgré tout", l’Etat demeure une entité en dehors ou au-dessus des classes. En effet, pourquoi serait-il permis au prolétariat, à une " seule classe", de mener une guerre décisive contre le capital qui exerce sa domination non seulement sur le prolétariat, mais sur le peuple tout entier, sur toute la petite bourgeoisie, sur toute la paysannerie, et pourquoi ne serait-il pas permis à ce prolétariat, à cette "seule classe ", de transformer son organisation en organisation d’Etat ? C’est parce que le petit bourgeois a peur de la lutte de classe et ne la mène pas jusqu’au bout, jusqu’au principal.

Kautsky s’est embrouillé à fond et a démasqué ses batteries. Il reconnaît lui-même, remarquez-le bien, que l’Europe va au-devant de batailles décisives entre le capital et le travail, et que les anciennes méthodes de lutte économique et politique du prolétariat sont insuffisantes. Or, ces méthodes consistaient précisément à faire usage de la démocratie bourgeoise. Par conséquent ?..

Kautsky n ’a pas osé en tirer la conséquence logique.

... Par conséquent, il faut être un réactionnaire, un ennemi de la classe ouvrière, un valet de la bourgeoisie pour exalter maintenant les beautés de la démocratie bourgeoise et bavarder sur la démocratie pure, la face tournée vers le passé révolu. La démocratie bourgeoise a été un progrès par rapport au moyen âge, et il fallait en tirer parti mais aujourd’hui elle est insuffisante pour la classe ouvrière. Maintenant il ne s’agit pas de regarder en arrière, mais en avant afin que la démocratie bourgeoise soit remplacée par la démocratie prolétarienne Et si le travail préparatoire à la révolution. prolétarienne, l’éducation et la formation de l’armée prolétarienne ont été possibles (et nécessaires) dans le cadre de l’Etat démocratique bourgeois, enfermer le prolétariat dans ce cadre, dès l’instant où nous en sommes venus aux "batailles décisives " c’est trahir la cause prolétarienne, c’est agir en renégat.

Kautsky s’est mis dans une posture archi-ridicule : il a repris l’argument de Martov sans s’apercevoir que chez Martov ledit argument s’appuie sur un autre, lequel n’existe pas chez Kautsky ! Martov soutient (et Kautsky répète à sa suite) - que la Russie n’est pas encore mûre pour le socialisme ; d’où il résulte logiquement qu’il est encore trop tôt pour transformer les Soviets d’organes de combat en organisations d’Etat (autrement dit : qu’il est opportun de transformer les Soviets, avec l’aide des chefs mencheviks en organes de subordination des ouvriers à la bourgeoisie impérialiste). Or Kautsky ne peut pas dire explicitement que l’Europe n’est pas mûre pour le socialisme. En 1909, avant d’être renégat Kautsky qu’il ne fallait pas maintenant avoir peur d’une révolution prématurée, que quiconque renoncerait à la révolution par crainte de la défaite serait un traître. Kautsky n’ose pas se rétracter ouvertement. Il en résulte une incohérence qui démasque à fond toute sa sottise et sa lâcheté de petit bourgeois d’une part, l’Europe est mure pour le socialisme et elle s’achemine vers les batailles décisives du travail contre le capital ; d’autre part, défense de transformer l’organisation de combat (c’est-à-dire qui se forme, s’accroît et se fortifie dans la lutte), l’organisation du prolétariat, l’avant-garde, l’organisateur et le chef des opprimés, en organisation d’Etat !

Au point de vite politique et pratique l’idée que les Soviets sont nécessaires comme organisation de combat, mais ne doivent pas se transformer en organisations d’Etat, est infiniment plus absurde encore qu’au point de vue théorique. Même en temps de paix, alors que la situation n’est pas révolutionnaire, la lutte de masse menée par les ouvriers contre les capitalistes, par exemple les grèves de masse, provoque des deux côtés une exaspération farouche, une âpreté de lutte passionnée ; la bourgeoisie ne cesse de répéter qu’elle reste et entend rester "maîtresse chez elle", etc. Or, pendant la révolution, quand la vie politique bat son plein, une organisation comme les Soviets, qui embrasse tous les ouvriers, toutes les industries, et puis tous les soldats et toute la population travailleuse et pauvre des campagnes, une telle organisation est nécessairement amenée d’elle-même, par le développement de la lutte, par la simple "logique" de l’attaque et de la riposte, à poser la question de front. Tenter de prendre une position intermédiaire, de "concilier" le prolétariat et la bourgeoisie, c’est faire preuve de sottise et courir à un échec lamentable : il en a été ainsi, en Russie, des prédications de Martov et des autres mencheviks ; il en sera de même nécessairement en Allemagne et dans les autres pays, pour peu que les Soviets prennent un développement plus ou moins large, qu’ils aient le temps de s’unir et de se consolider. Dire aux Soviets : Luttez, mais ne prenez pas en main tout le pouvoir d’Etat, ne devenez pas des organisations d’Etat, c’est prêcher la collaboration des classes et la "paix sociale" entre le prolétariat et la bourgeoisie. Il est ridicule de penser que, dans une lutte acharnée, une semblable position puisse aboutir à autre chose qu’à une faillite honteuse. Etre assis entre deux chaises, voilà le sort éternel de Kautsky. Il fait semblant de n’être d’accord sur aucun point avec les opportunistes en matière de théorie, mais en réalité dans tout ce qui est essentiel (c’est-à-dire dans tout ce qui a trait à la révolution), il est d’accord avec eux dans la pratique.

L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET LA RÉPUBLIQUE SOVIÉTIQUE

L’Assemblée constituante et sa dissolution par les bolcheviks, voilà le nœud de la brochure de Kautsky. Il y revient constamment. Dans son ouvrage, le chef idéologique de la IIème Internationale rappelle à chaque instant que les bolcheviks "ont anéanti la démocratie" (voir ci-dessus dans un passage cité de Kautsky). Question vraiment intéressante et importante, car le rapport entre la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne se pose ici pratiquement devant la révolution. Voyons donc comment cette question est traitée par notre "théoricien marxiste".

Il cite les " thèses sur l’Assemblée constituante" écrites par moi et publiées dans la Pravda du 26 décembre 1917.

On, pourrait penser qu’il n’est point de meilleure preuve de la façon sérieuse dont Kautsky, documents en mains, aborde son sujet. Mais voyons un peu .COMMENT Kautsky manie les citations. Il ne dit pas que ces thèses étaient au nombre de 19 ; il ne dit pas qu’ on y envisageait aussi bien la corrélation entre la république bourgeoise ordinaire, l’Assemblée constituante et la République des Soviets, que l’ histoire du désaccord qui s’est manifesté dans notre révolution entre l’Assemblée constituante et la dictature du prolétariat. Tout cela, Kautsky n’en dit rien ; il déclare simplement au lecteur que "deux d’entre elles [de ces thèses] ont une importance particulière" : l’une, c’est que les socialistes-révolutionnaires se sont scindés après les élections à l’Assemblée constituante, mais avant sa convocation (Kautsky omet de dire que cette thèse est la cinquième) ; l’autre, c’est que la République des Soviets est en général une forme démocratique supérieure à l’Assemblée constituante (Kautsky omet de dire que cette thèse est la troisième).

Et de cette troisième thèse seulement, Kautsky cite un petit passage en entier, savoir :

La République des Soviets n ’est pas seulement une forme d’institution démocratique d’un type supérieur [comparée à une république bourgeoise ordinaire, couronnée par une Assemblée constituante], mais aussi la seule forme capable d’assurer la transition la plus indolore[12] au socialisme."[Kautsky omet le mot "ordinaire " et les mots d’introduction de la thèse : "Pour passer du régime bourgeois au régime socialiste, pour assurer la dictature du prolétariat. "] .

Après avoir cité ce passage, Kautsky s’écrie avec une ironie superbe :

Quel dommage que l’on ne soit arrivé à cette conclusion qu’après avoir été mis en minorité à la Constituante. Personne auparavant ne l’avait réclamée plus impétueusement que Lénine.

Voilà ce qu’on lit textuellement à la page 31 du livre de Kautsky !

N’est-ce pas une vrai perle ! Seul un sycophante du camp de la bourgeoisie peut présenter les faits aussi faussement, afin de donner au lecteur l’impression que tous les propos des bolcheviks sur le type supérieur d’Etat sont une invention imaginée seulement après que les bolcheviks se sont trouvés en minorité dans l’Assemblée constituante ! Un mensonge aussi ignoble ne pourrait venir que d’un gredin vendu à la bourgeoisie ou, ce qui est absolument la même chose, qui a donné sa confiance à P. Axelrod tout en cachant quels sont ses informateurs.

Tout le monde sait en effet que, dès le premier jour de mon arrivée en Russie - le 4 avril 1917 - j’ai lu en public des thèses dans lesquelles je proclame la supériorité d’un Etat du type de la Commune sur la république parlementaire bourgeoise. Ensuite, à maintes reprises, j’ai répété la même chose par écrit, par exemple dans ma brochure sur les partis politiques. Cette brochure, traduite en anglais, parut en Amérique, en janvier 1918, dans l’Evening Post de New- York. Bien plus. La conférence du Parti bolchevik, fin avril 1917, constatait dans une résolution que la république prolétarienne et paysanne est supérieure à la république parlementaire bourgeoise ; que celle-ci ne pouvait satisfaire notre Parti ; que le programme du Parti devait être modifié en conséquence.

Comment qualifier après cela le geste de Kautsky, assurant les lecteurs allemands que je réclamais impétueusement la convocation de 1 ’Assemblée constituante et que je n’ai commencé à "minimiser" l’honneur et la dignité de l’Assemblée constituante qu’après que les bolcheviks y eurent été mis en minorité ? Comment excuser pareil geste ?[13] Par ceci que Kautsky n’était pas au courant des faits ? Mais alors pourquoi a-t-il entrepris d’en parler ? Ou pourquoi n’avoir pas déclaré honnêtement : Moi, Kautsky, j’écris sur la foi des informations fournies par les mencheviks Stein, Axelrod et Cie ? Kautsky, prétendant être objectif, cherche à dissimuler son rôle de valet des mencheviks mortifiés de leur défaite.

Mais ce ne sont là que les fleurs, les faits viendront après.

Admettons que Kautsky n’ait pas voulu ou n’ait pas pu (??) recevoir de ses informateurs la traduction des résolutions des bolcheviks et de leurs déclarations sur la question de savoir s’ils se contentaient de la république démocratique parlementaire bourgeoise. Admettons-le, encore que la chose soit invraisemblable. Mais mes thèses du 26 décembre 1917, Kautsky les mentionne explicitement à la page 30 de son livre.

Ces thèses-là, Kautsky les connaît-il intégralement, ou bien n’en connaît-il que ce que lui ont traduit les Stein, les Axelrod et consorts ? Kautsky cite la troisième thèse sur la question fondamentale : avant les élections à la Constituante les bolcheviks se rendaient-ils compte et déclaraient-ils au peuple que la République des Soviets est supérieure à la république bourgeoise ? MAIS KAUTSKY NE DIT RIEN de la deuxième thèse. Et cette deuxième thèse porte :

Réclamant la convocation d’une Assemblée constituante, la social-démocratie révolutionnaire, dès le début de la révolution de 1917, a maintes fois souligné que la République des Soviets était une forme de démocratisme supérieure à celle d’une république bourgeoise ordinaire, avec Assemblée constituante. [C’est moi-même qui souligne.]

Afin de représenter les bolcheviks comme des gens sans principes, des "opportunistes révolutionnaires." (cette expression, Kautsky l’emploi quelque part, Je ne sais plus à quel propos, dans son livre), monsieur Kautsky a caché aux lecteurs allemands, que les thèses font expressément mention de MAINTES déclarations antérieures !

Tels sont les menus, les mesquins et méprisables expédients de M. Kautsky. C’est ainsi qu’il a pu esquiver la question théorique.

Est-il exact ou non que la république démocratique bourgeoise parlementaire est inférieure à une république du type de la Commune ou du type des Soviets ? Là est le nœud de la question. Kautsky l’a laissé de côté. Tout ce que Marx a donné dans son analyse de la Commune de Paris, Kautsky l’a "oublié ". Il a "oublié" de même la lettre d’Engels à Bebel, du 28 mars 1875, qui exprime d’une façon particulièrement nette et explicite cette même pensée de Marx : "La Commune n’était plus un Etat au sens propre du mot."

Voilà donc le théoricien le plus éminent de la IIème Internationale qui, dans une brochure spécialement consacrée à la Dictature du prolétariat, et traitant spécialement de la Russie, où la question d’une forme d’Etat supérieure à la république démocratique bourgeoise a été maintes fois posée directement, passe cette question sous silence. Qu’est-ce en fait, sinon déserter au camp de la bourgeoisie ?

(Remarquons entre parenthèses qu’ici encore Kautsky se traîne à la remorque des mencheviks russes. Parmi ces derniers on trouvera tant qu’on voudra de gens connaissant "tous les textes" de Marx et d’Engels, mais il n’est pas un seul menchevik qui, d’avril à octobre 1917 et d’octobre 1917 à octobre 1918, ait essayé une seule fois d’analyser la question d’un Etat du type de la Commune. Plékhanov également a esquivé cette question. Force leur a été de se taire, bien sûr.)

Evidemment, parler de la dissolution de l ’Assemblée constituante avec des gens qui se disent socialistes et marxistes, mais qui en fait passent à la bourgeoisie sur la question essentielle, la question d’un Etat du type de la Commune, ce serait semer des perles devant les pourceaux. II suffira de publier in extenso, en annexe à cette brochure ; mes thèses sur l’Assemblée constituante. Et le lecteur verra que la : question a été posée le 26 décembre 1917 au point de vue théorique, historique, politique et pratique.

Si comme théoricien, Kautsky a entièrement renié le marxisme, il aurait pu, comme historien, étudier la question de la lutte entre les Soviets et l’Assemblée constituante. Plusieurs ouvrages de Kautsky témoignent que celui-ci savait être historien marxiste, que des écrits de ce genre dus à sa plume demeureront le solide patrimoine du prolétariat, en dépit du reniement postérieur de leur auteur. Mais dans cette question, Kautsky, comme historien également, se détourne de la vérité, dédaigne des faits universellement connus, agit en sycophante. II voudrait présenter les bolcheviks comme des gens sans principes, et il raconte comment ils ont essayé d’atténuer leur conflit avec l’Assemblée constituante, avant, de la dissoudre. II n’y a là absolument rien de mal, nous n’avons rien à désavouer ; je publie mes thèses intégralement, et il y est dit clair comme le jour : Messieurs les petits bourgeois hésitants, retranchés à l’Assemblée constituante, résignez-vous à la dictature du prolétariat ou bien nous triompherons de vous par la "voie révolutionnaire" (thèses 18 et 19).

C’est ainsi que le prolétariat vraiment révolutionnaire a toujours agi et agira toujours envers la petite bourgeoisie hésitante.

Sur la question de l’Assemblée constituante, Kautsky s’en tient à un point de vue formel. Dans mes thèses, j’ai dit clairement et répété maintes fois que les intérêts de la révolution passent avant les droits formels de l’Assemblée constituante (voir les thèses 16 et 17). Le point de vue démocratique purement formel est celui du démocrate bourgeois qui n’admet pas que les intérêts du prolétariat et de la lutte de classe prolétarienne soient supérieurs. Comme historien, Kautsky n’aurait pas pu ne pas reconnaître que les parlements bourgeois sont les organes de telle ou telle classe. Mais maintenant (afin de perpétrer cette noire besogne qu’est le reniement de la révolution), il lui fallait oublier le marxisme ; et Kautsky ne pose pas la question de savoir de quelle classe l’Assemblée constituante était l’organe en Russie. Il n’analyse pas la situation concrète, il ne veut pas considérer les faits, il ne dit pas un mot à ses lecteurs allemands pour leur apprendre que ces thèses comportent non seulement une étude théorique du caractère limité de la démocratie bourgeoise (thèses 1-3), non seulement l’examen des conditions concrètes qui ont fait que les listes de parti établies à la mi-octobre 1917 ne correspondaient plus à la situation réelle de décembre 1917 (thèses 4-6), mais aussi l’histoire de la lutte de classe et de la guerre civile en octobre-décembre 1917 (thèses 7-15). De cette histoire concrète nous avons tiré la conclusion (thèse 14) que le mot d’ordre "Tout le pouvoir à l’Assemblée constituante" était devenu en fait le mot d’ordre des cadets, des partisans de Kalédine et de leurs auxiliaires.

L’historien Kautsky ne remarque, pas cela. L’historien Kautsky n’a jamais entendu dire que le suffrage universel donne des parlements parfois petits-bourgeois, parfois réactionnaires et contre-révolutionnaires. Kautsky, l’historien marxiste, n’a pas entendu dire que la forme des élections, la forme d’une démocratie est une chose, et que le contenu de classe de cette institution en est une autre. Cette question du contenu de classe de l’Assemblée constituante est nettement posée et résolue dans mes thèses. Il se peut que, ma solution ne soit pas juste. Rien ne serait plus désirable pour nous qu’une critique marxiste apportée du dehors à notre analyse. Au lieu d’écrire des phrases absurdes (elles sont nombreuses chez Kautsky), prétendant que l’on empêche de faire la critique du bolchevisme, Kautsky ferait bien d’entreprendre cette critique. Mais la vérité, c’est qu’en fait de critique, il n’y a rien chez lui. Il ne parle même pas de faire une analyse de classe des Soviets, d’une part, et de l’Assemblée constituante, de l’autre. Aussi est-il impossible de polémiquer, de discuter avec Kautsky ; et il ne reste qu’à montrer au lecteur pourquoi l’on ne peut qualifier Kautsky autrement que de renégat.

Le désaccord entre les Soviets et l’Assemblée constituante a son histoire que même un historien ne professant pas le point de vue de la lutte de classes n’aurait pu laisser de côté. Or, même l ’historique de ces faits, Kautsky n’a pas voulu l’effleurer. Il cache aux lecteurs allemands ce fait notoire (que seuls les pires mencheviks dissimulent aujourd’hui) que même sous la domination menchevik, c’est-à-dire de fin février à octobre 1917, les Soviets ont été en désaccord avec les institutions de l’ "Etat" (c’est à dire de la bourgeoisie). Au fond, Kautsky est pour la conciliation, l’accord, la collaboration du prolétariat et de la bourgeoisie ; il a beau s’en défendre, mais cette conception est bien la sienne, et toute sa brochure en fait foi. Il ne fallait pas dissoudre l’Assemblée constituante, ce qui veut dire : il ne fallait pas mener jusqu’au bout la lutte contre la bourgeoisie, il ne fallait pas la renverser, il fallait que le prolétariat s’entende avec la bourgeoisie.

Pourquoi donc Kautsky a-t-il caché que, de février à octobre 1917, les mencheviks se sont livrés à cette peu honorable besogne et ne sont arrivés à rien ? S’il était possible de concilier la bourgeoisie avec le prolétariat, pourquoi donc sous les mencheviks la réconciliation n’a t elle pas réussi, pourquoi la bourgeoisie s’est-elle tenue à l’écart des Soviets, pourquoi les Soviets étaient-ils appelés (par les mencheviks) la "démocratie révolutionnaire", et la bourgeoisie, les "éléments censitaires " ?

Kautsky a dissimulé aux lecteurs allemands que ce sont précisément les mencheviks qui, à l’ "époque" de leur domination (février-octobre 1917), qualifiaient les Soviets de démocratie révolutionnaire, reconnaissant par-là leur supériorité sur toutes les autres institutions. Ce n’est qu’en dissimulant ce fait que l’historien Kautsky donne l’impression que le désaccord des Soviets avec la bourgeoisie n’a pas d’histoire ; qu’il est survenu tout d’un coup, soudain, sans motifs, par suite de la mauvaise conduite des bolcheviks. Or, en réalité, l’expérience de plus de six mois (délai considérable pour une révolution) d’activité conciliatrice menchevik, de tentatives pour réconcilier le prolétariat et la bourgeoisie, a précisément convaincu le peuple de la stérilité de ces tentatives et a éloigné le prolétariat des mencheviks.

Kautsky reconnaît que les Soviets sont une magnifique organisation de combat du prolétariat, organisation appelée à un grand avenir. Dès lors toutes les positions de Kautsky s’écroulent comme un château de cartes ou comme le’ rêve d’un petit bourgeois qui voudrait bien qu’on se passe d’une lutte aiguë entre le prolétariat et la bourgeoisie. Car toute la révolution est une lutte continuelle et acharnée ; et le prolétariat est la classe d’avant-garde de tous les opprimés, le foyer et le centre de toutes les aspirations des opprimés de tout genre et de tout ordre à l’affranchissement. Les Soviets - organes de lutte des masses opprimées - ont naturellement reflété et traduit l’état d’esprit et les changements de conceptions de ces masses infiniment plus vite, avec plus de plénitude et de fidélité que n’importe quelles autres institutions (c’est là, du reste, une des raisons qui font de la démocratie soviétique le type supérieur de démocratie).

Du 28 février ah 25 octobre 1917 (ancien style), les Soviets ont pu convoquer deux congrès nationaux de l’immense majorité de la population de Russie, de tous les ouvriers et soldats, des sept ou huit dixièmes de la paysannerie, sans compter une masse de congrès locaux, par district, ville, province et région. Durant cette période, la bourgeoisie n’a pas réussi à convoquer une seule institution représentant la majorité (sauf la "Conférence démocratique 1[14]" manifestement truquée, véritable insulte au prolétariat dont elle fit déborder la colère). L’ Assemblée constituante reflétait le même état d’esprit des masses, les mêmes groupements politiques que le premier congrès des Soviets de Russie en juin. Au moment où se tint l’Assemblée constituante, (janvier 1918), se réunirent le deuxième congrès des Soviets (octobre 1917) et le troisième (janvier 1918), qui tous deux montrèrent de la façon la plus nette que les masses avaient évolué à gauche, s’étaient pénétrées de l’esprit révolutionnaire, détournées des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires pour passer du côté des bolcheviks, c’est à dire qu’elles avaient tourné le dos à la direction petite, bourgeoise, aux illusions d’une entente avec la bourgeoisie, et étaient passées du côté de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement de la bourgeoisie.

Donc l’histoire extérieure des Soviets à elle seule démontre que l’Assemblée constituante était réactionnaire et sa dissolution inéluctable. Pourtant Kautsky s’en tient fermement à son "mot d’ordre" : que périsse la révolution, que la bourgeoisie triomphe du prolétariat, pourvu que s’épanouisse la "démocratie pure ". Fiat justitia, pereat mundus ![15]

Voici un rapide tableau de la composition des congrès des Soviets de Russie au cours de la révolution russe :

Congrès des Soviets de Russie

Nombre des députés

Nombre des bolcheviks

%de bolcheviks

Premier (3 juin 1917)...

790

103

13 %

Deuxième (25 octobre 1917)

675

33

51 %

Troisième (10 janvier 1918)

710

434

61 %

Quatrième (14 mars 1918).

1.232

795

64 %

Cinquième (4 juillet 1918).

1.164

773

66 %

Il suffit de jeter un coup d ’œil sur ces chiffres pour comprendre pourquoi les arguments en faveur de l ’Assemblée constituante ou les discours de ceux qui - comme Kautsky - prétendent que les bolcheviks ne représentent pas la majorité de la population, ne provoquent chez nous que le rire.

LA CONSTITUTION SOVIÉTIQUE

COMME je l’ai déjà indiqué le fait de priver la bourgeoisie des droits électoraux ne constitue pas un indice obligatoire et indispensable de la dictature du prolétariat. Même en Russie, les bolcheviks qui, longtemps avant octobre, avaient proclamé le mot d’ordre de cette dictature, n’avaient pas parlé d’avance de priver les exploiteurs des droits électoraux. Cet élément constitutif de la dictature n’est pas né "d’un plan " d’un parti ; il a surgi de lui-même au cours de la lutte. Evidemment, l’historien Kautsky ne l’a pas remarqué. Il n’a pas compris que, déjà sous la domination des mencheviks (qui sont pour l’entente avec la bourgeoisie) dans les Soviets, la bourgeoisie s’était elle-même séparée des Soviets, les boycottait, affirmait son opposition à leur égard, intriguait contre eux. Les Soviets ont surgi sans Constitution d’aucune sorte et pendant plus d’un an (du printemps 1917 à l’été 1918) ils ont subsisté en dehors de toute Constitution. La colère de la bourgeoisie contre l’organisation indépendante et toute-puissante (parce que générale) des opprimés, la lutte - la plus impudente, intéressée et sordide - de la bourgeoisie contre les Soviets, enfin la participation manifeste de la bourgeoisie (des cadets aux socialistes -révolutionnaires de droite, de Milioukov à Kérenski) au coup de force Kornilov [16] : voilà ce qui a préparé son exclusion formelle des Soviets.

Kautsky a entendu parler du coup de force Kornilov, mais majestueusement il crache sur les faits historiques, sur la marche et les formes de lutte qui déterminent les formes de la dictature : en vérité, qu’est-ce que les faits ont à voir là-dedans, puisqu’il s’agit de démocratie "pure " ? C’est bien pourquoi la "critique" de Kautsky contre la privation des droits électoraux de la bourgeoisie se distingue par... une naïveté doucereuse qui serait attendrissante chez un enfant mais qui provoque le dégoût parce qu’émanant d’une personne qui n’a pas encore été officiellement reconnue comme faible d’esprit.

... Si, sous le régime du suffrage universel, les capitalistes s’étaient vus en infinie minorité ils se seraient plus vite résignés à leur sort... [p. 33]

Charmant, n’est-il pas vrai ? L’intelligent Kautsky a maintes fois relevé dans l’histoire et, d’une façon générale, il connaît fort bien, par ses observations de la vie réelle, des exemples de grands propriétaires fonciers et de capitalistes qui font état de la volonté de la majorité des opprimés. L’intelligent Kautsky s’en tient fermement au point de vue de 1’ "opposition " c’est-à-dire au point de vue de la lutte intra-parlementaire. C’est bien ainsi qu’il écrit textuellement : "l’opposition " (P. 34 et ailleurs).

O savant historien et politique : Vous devriez pourtant savoir que 1" "opposition " implique, l’idée d’une -lutte pacifique et seulement parlementaire, c’est-à-dire une idée qui correspond à une situation non révolutionnaire, une idée qui correspond à l’absence de révolution. En période de révolution, il s’agit d’un ennemi implacable dans la guerre civile, et il n’est point de jérémiades réactionnaires de petit bourgeois redoutant cette guerre, comme la redoute Kautsky, qui puissent rien changer à ce fait. Méconnaître les problèmes d’une guerre civile implacable, au moment où la bourgeoisie ne recule devant aucun crime - l’exemple des Versaillais et de leurs transactions avec Bismarck en disent assez pour tout homme qui considère l’histoire autrement que le Pétrouchka[17] de Gogol - où la bourgeoisie appelle à son secours les gouvernements étrangers et intrigue avec eux contre la révolution, voilà qui tient du comique. A l’exemple du "conseiller Brouille-tout " Kautsky, le prolétariat révolutionnaire devrait se coiffer d’un bonnet de nuit et considérer la bourgeoisie qui organise les soulèvements contre-révolutionnaires des Doutov1[18], des Krasnov[19] et des Tchèques [20] et prodigue des millions aux saboteurs - la considérer comme une "opposition" légale. Quelle profondeur d’esprit !

Ce qui intéresse Kautsky, c’est exclusivement le côté formel, le côté juridique de la question ; aussi bien, en lisant ses dissertations sur la Constitution soviétique, on songe involontairement à ces paroles de Bebel : "Les juristes sont des gens archiréactionnaires."

En réalité, écrit Kautsky, on ne saurait priver les seuls capitalistes de tous leurs droits. Qu’est-ce qu’un capitaliste au sens juridique ? Un possédant ? Même dans un pays aussi avancé dans la voie du progrès -économique que l’Allemagne, dont le prolétariat est si nombreux, l’instauration de la République soviétique aurait pour effet de priver de droits politiques des masses considérables. En 1907, le nombre de personnes - en y comprenant leurs familles - occupées dans les trois grosses branches : agriculture, industrie et commerce, était dans l’empire allemand d’environ 35 millions pour le groupe des employés et ouvriers salariés, et de 17 millions pour le groupe des autonomes. Par conséquent, un parti peut fort bien grouper la majorité des ouvriers salariés et n’être qu’une minorité parmi la population [p. 33].

Voilà un échantillon des raisonnements de Kautsky. Eh bien ! Ne sont-ce point là des lamentations contre-révolutionnaires de bourgeois ? Pourquoi donc classez-vous tous les "autonomes" parmi les sans droits, monsieur Kautsky, alors que vous savez fort bien que l’immense majorité des paysans russes n’emploient pas d’ouvriers salariés et, par conséquent, ne sont pas privés de droits ? N’est-ce point là une falsification ?

Pourquoi n’avez-vous pas, savant économiste, reproduit les données, bien connues de vous et que fournit cette même statistique allemande de 1907, sur le travail salarié dans l’agriculture par groupes d’exploitations ? Pourquoi n’avez-vous pas soumis aux ouvriers allemands, lecteurs de votre brochure, ces données, qui auraient montré combien d’Exploiteurs, combien peu d’exploiteurs l’on compte parmi les "propriétaires ruraux" d’après la statistique allemande ?

C’est que votre reniement a fait de vous un simple sycophante de la bourgeoisie.

Le capitaliste, voyez-vous, c’est une notion juridique bien vague, et Kautsky en plusieurs pages fulmine contre l’ "arbitraire" de la Constitution soviétique. A la bourgeoisie anglaise, cet "érudit consciencieux" permet durant des siècles d’élaborer et de mettre au point une nouvelle (nouvelle pour le moyen âge) constitution bourgeoise ; mais à nous, ouvriers et paysans de Russie, ce représentant d’une science servile ne nous accorde aucun délai. Il exige de nous une constitution élaborée jusqu’à la moindre syllabe en quelques mois...

... "Arbitraire" ! Songez un peu quel abîme de sordide servilité devant la bourgeoisie, de pédantisme le plus obtus se manifeste dans ce reproche. Lorsque dans les pays capitalistes les juristes, bourgeois jusqu’au bout des ongles et pour la plupart réactionnaires, mettent des siècles ou des décades à élaborer les règlements les plus minutieux, à écrire des dizaines et des centaines de volumes de lois et commentaires qui oppriment l’ouvrier, maintiennent le pauvre pieds et mains liés, dressent mille chicanes et obstacles au simple travailleur, à 1 ’homme du peuple, oh ! alors les libéraux bourgeois et monsieur Kautsky ne voient là nul "arbitraire" ! Là règnent l’ "ordre" et la "légalité" ! Là tout a été médité et codifié pour mieux "pressurer" le pauvre. Là des milliers d’avocats et de fonctionnaires bourgeois (de ceux-là, en général, Kautsky ne souffle mot ; c’est, il faut le croire, parce que Marx attachait une importance énorme à la démolition de la machine bureaucratique...) savent interpréter les lois de façon qu’il soit impossible à 1’ouvrier et au paysan moyen de rompre le barrage de fil de fer barbelé que dressent ces lois. Ce n’est pas l’ "arbitraire" de la bourgeoisie, ce n’est pas la dictature des exploiteurs avides et malpropres, gorgés du sang du peuple. Pas du tout. C’est la "démocratie pure", qui devient plus pure de jour en jour.

Et lorsque les classes travailleuses et exploitées, séparées par la guerre impérialiste de leurs frères de l’étranger, ont, pour la première fois dans 1’histoire, constitué leurs Soviets, appelé à l’édification politique les masses que la bourgeoisie opprimait, accablait, abrutissait, et entrepris elles-mêmes de construire un Etat nouveau, prolétarien ; lorsque dans l’acharnement de la lutte et dans le feu de la guerre civile, elles ont commencé à jeter les bases d’un Etat sans exploiteurs, tous les gredins de la bourgeoisie, toute la bande de vampires, avec leur thuriféraire Kautsky, se mettent à hurler à "l’ arbitraire" ! Comment voulez-vous, en effet, que ces ignares, les ouvriers et les paysans, que cette "plèbe" sache interpréter ses lois ? Où voulez-vous qu’ils prennent le sentiment de la justice, eux, ces simples travailleurs, qui n’usent point des conseils d’avocats éclairés, d’écrivains bourgeois, des Kautsky et des vieux fonctionnaires pleins de sagesse ?

De mon discours du 29 avril 1918, monsieur Kautsky cite cette phrase : "Les masses déterminent elles-mêmes la procédure et la date des élections." Et en "démocrate pur", Kautsky conclut :

...Il apparaît donc que chaque collège d’électeurs établit la procédure des élections comme bon lui semble. L’arbitraire et la possibilité de se débarrasser des éléments d’opposition gênants, au sein du prolétariat même, seraient ainsi portés au maximum [p. 37].

Qu’est-ce donc, sinon des propos d’un valet de plume embauché par les capitalistes et qui, lors d’une grève, pousse les hauts cris contre la violence exercée par la masse sur les bons ouvriers qui "désirent travailler" ? Pourquoi le mode d’élection établi par les fonctionnaires bourgeois dans la démocratie bourgeoise "pure" ’n’est-il pas arbitraire ? Pourquoi le sens de la justice, chez les masses dressées pour la lutte contre leurs exploiteurs séculaires, chez les masses éclairées et aguerries par cette lutte désespérée, doit-il être moindre que chez un poignée de fonctionnaires, d’intellectuels et d’avocats éduqués dans l’esprit des préjugés bourgeois ?

Kautsky est un socialiste authentique ; n ’allez pas mettre en doute la bonne foi de ce vénérable père de famille, de ce citoyen honnête s’il en rut. C’est un partisan ardent et convaincu de la victoire des ouvriers, de la révolution prolétarienne. Il aimerait seulement que les mielleux intellectuels petits-bourgeois et les philistins en bonnet de nuit établissent d’abord - avant le mouvement des masses, dès avant leur lutte acharnée contre les exploiteurs et surtout sans guerre civile - un statut modéré, soigneusement ordonné, du développement de la révolution...

C’est avec une indignation profonde que notre savantissime Petit-Judas Golovlev[21] raconte aux ouvriers allemands que le 14 juin 1918 le Comité exécutif central des Soviets de Russie a décidé d’exclure des Soviets les représentants des partis socialiste-révolutionnaire de droite et menchevik.[22]

Cette mesure, écrit Petit-judas Kautsky, enflammé d’une noble indignation, n’est pas dirigée contre certaines personnes qui ont commis certains actes punissables... La Constitution de la République soviétique ne dit pas un mot de l’immunité des députés membres des Soviets. Ce ne sont pas certaines personnes, mais bien certains partis qui, en l’espèce, sont exclus des Soviets [p. 37].

Oui, c’est terrible en effet, c’est une dérogation intolérable à la démocratie pure, suivant les règles de laquelle notre révolutionnaire Petit-Judas Kautsky entend faire la révolution. Nous, bolcheviks russes, aurions dû commencer par garantir l’immunité aux Savinkov[23] et Cie, aux Liberdan [24] et aux Potressov [25] (aux "activistes") et Cie et rédiger ensuite un code pénal proclamant "punissable" la participation à la guerre contre-révolutionnaire des Tchécoslovaques, ou l’alliance en Ukraine ou en Géorgie avec les impérialistes allemands contre les ouvriers de leur pays. Alors seulement, en vertu de ce code pénal, nous aurions été en droit, selon l’esprit de la "démocratie pure", d’exclure des Soviets "certaines personnes". Il va sans dire que les Tchécoslovaques qui, par l’entremise des Savinkov, Potressov et Liberdan, ou au moyen de leur propagande, recevaient des fonds des capitalistes anglo-français, de même que les Krasnov, ravitaillés en obus allemands par les soins des mencheviks d’Ukraine et de Tiflis, auraient attendu sagement que nous ayons terminé l’élaboration d’un code pénal régulier et se seraient contentés, comme les plus purs démocrates, d’un rôle d’"opposition"...

Kautsky n’est pas moins indigné de ce que la Constitution soviétique enlève les droits électoraux à ceux qui "emploient des ouvriers salariés pour en tirer du profit ".

Un travailleur à domicile ou un petit patron qui occupe un journalier, écrit Kautsky, peuvent avoir la vie et les sentiments de vrais- prolétaires, et ils n’ont pas de droits électoraux [p. 36].

Quelle dérogation à la "démocratie pure" ? Quelle injustice ! Il est vrai que jusqu’ici tous les marxistes estimaient, et des milliers de faits le confirmaient, que les petits patrons sont les plus dénués de scrupules, les pires exploiteurs des ouvriers salariés ; mais Petit-Judas Kautsky parle, naturellement, non pas de la classe des petits patrons (qui donc a imaginé la malfaisante théorie de la lutte de classe ? ) mais des individus, des exploiteurs dont "la vie et les sentiments sont ceux de vrais prolétaires". La fameuse "Agnès économe", qu’on croyait morte depuis longtemps, ressuscite sous la plume de Kautsky. Cette Agnès économe a été créée et mise en vogue, il y a quelques dizaines d’années, dans la littérature allemande, par le "pur" démocrate, le bourgeois Eugène Richter. Il prophétisait des malheurs indicibles que devaient apporter la dictature du prolétariat, la confiscation du capital des exploiteurs ; il demandait, avec un air innocent, ce que c’était qu’un capitaliste au sens juridique. Il invoquait l’exemple d’une couturière pauvre et économe (l’ "économe Agnès") que les méchants "dictateurs du prolétariat" dépouillaient de ses derniers sous. Il fut un temps où toute la social-démocratie allemande s’amusait de cette "Agnès économe" du ’pur démocrate Eugène Richter. Mais cela date de loin, de ce temps éloigné où Bebel était encore en vie et disait franc et net la vérité, savoir que les nationaux-libéraux étaient nombreux dans le parti allemand. Cela remonte à ce temps lointain où Kautsky n’était pas encore un renégat. Aujourd’hui l’ "économe Agnès" ressuscite sous les espèces du "petit patron qui occupe un journalier et dont la vie et les sentiments sont ceux du vrai prolétaire". Les méchants bolcheviks sont injustes envers lui, ils lui enlèvent les droits électoraux. Il est vrai que, dans la République soviétique, "tout collège électoral", comme le dit le même Kautsky, peut admettre un pauvre artisan attaché par exemple à une usine donnée, si, par exception, il n’est pas un exploiteur, si vraiment "sa vie et ses sentiments sont ceux du vrai prolétaire". Mais peut-on se fier à l’expérience de la vie, au sentiment de justice d’une assemblée de simples ouvriers en usine, mal ordonnée et fonctionnant (ô horreur !) sans statuts ! N’est-il pas clair qu’il vaut mieux accorder les droits électoraux à tous les exploiteurs, à tous ceux qui embauchent des ouvriers salariés, plutôt que de risquer que les ouvriers lèsent l’"économe Agnès" et le "petit artisan dont la vie et les sentiments sont ceux du vrai prolétaire" ?

Les méprisables renégats, aux applaudissements de la bourgeoisie et des social-chauvins[26], peuvent vilipender notre Constitution soviétique parce qu’elle enlève aux exploiteurs les droits électoraux. C’est fort bien, car la rupture n’en sera que plus prompte et plus profonde entre les ouvriers révolutionnaires d ’Europe et les Scheidemann et les Kautsky, les Renaudel et les Longuet, les Henderson et les Ramsay MacDonald, tous ces vieux leaders et ces vieux traîtres au socialisme.

La masse des classes opprimées, les chefs conscients et honnêtes des prolétaires révolutionnaires seront pour nous. Il suffit de faire "connaître notre Constitution soviétique à ces prolétaires" et à ces masses pour qu’ils disent aussitôt : Voilà véritablement NOS HOMMES A NOUS, voilà le véritable parti ouvrier, le vrai gouvernement ouvrier. Celui-ci ne trompe pas les ouvriers par des bavardages sur les réformes, comme l’ont fait tous les chefs précités ; il combat sérieusement les exploiteurs, il accomplit sérieusement la révolution, il lutte en fait pour l’affranchissement complet des travailleurs.

Si les exploiteurs sont privés des droits électoraux par les Soviets a près une année d’ "expérience " de ces derniers, c’est que ces Soviets sont réellement l’organisation des masses opprimées, et non pas celle des social-impérialistes et des social-pacifistes vendus à la bourgeoisie. Si ces Soviets ont enlevé les droits électoraux aux exploiteurs, c’est qu’ils ne sont pas des organismes de conciliation petite-bourgeoise avec les capitalistes, ni des organismes de bavardage parlementaire (des Kautsky, Longuet et MacDonald), mais les organismes du prolétariat vraiment révolutionnaire, qui mène une lutte à mort contre les exploiteurs.

"Le livre de Kautsky est à peu près inconnu ici ", m’écrivait dernièrement (nous sommes le 30 octobre) de Berlin un camarade bien informé. Je conseillerais à nos ambassadeurs en Allemagne et en Suisse de dépenser sans compter pour acheter toute l’édition du livre et le distribuer gratis aux ouvriers conscients, afin de rouler dans la boue cette social-démocratie "européenne" - lisez : impérialiste et réformiste - qui depuis longtemps n’est qu’un "cadavre puant".

A la fin de son livre, aux pages 61 et 63, monsieur Kautsky déplore amèrement que la " nouvelle théorie [c’est ainsi qu’il dénomme le bolchevisme, craignant de toucher à l’analyse de la Commune de Paris par Marx et Engels] trouve des partisans même dans les vieilles démocraties, comme la Suisse". Il est "inconcevable" pour Kautsky "que des social-démocrates allemands acceptent cette théorie". ..

C’est, au contraire, parfaitement concevable car, après les sérieuses leçons de la guerre, les masses révolutionnaires commencent à éprouver de la répugnance et pour les Scheidemann et pour les Kautsky.

"Nous" avons toujours été pour la démocratie, écrit Kautsky, et c’est nous qui y renoncerions !

" Nous", opportunistes de la social-démocratie, nous avons toujours été contre la dictature du prolétariat ; les Kolb et consorts l’ont ouvertement affirmé depuis longtemps. Kautsky le sait bien, et il a tort de croire qu’il pourrait cacher à ses lecteurs le fait évident de son "retour au giron" des Bernstein et des Kolb.

"Nous", marxistes révolutionnaires, nous n’avons jamais fétichisé la démocratie "pure” (bourgeoise). Comme on sait, Plékhanov était en 1903 un marxiste révolutionnaire (avant sa triste conversion qui fit de lui un Scheidemann russe). Et au congrès du Parti où fut adopté le programme, Plékhanov disait qu’au moment de la révolution le prolétariat enlèverait au besoin aux capitalistes les droits électoraux, dissoudrait tout parlement qui s’avérerait contre-révolutionnaire. Que ce soit là le seul point de vue correspondant au marxisme, chacun s’en rendra compte, ne serait-ce que par les déclarations que j’ai citées de Marx et d’Engels. C’est ce qui ressort avec évidence de tous les principes du marxisme.

"Nous", marxistes révolutionnaires, nous n’avons pas tenu au peuple des discours comme ceux qu’aimaient à prononcer les kautskistes de toutes les nations, qui s’aplatissent devant la bourgeoisie, s’accommodent du parlementarisme bourgeois, dissimulent le caractère bourgeois de la démocratie actuelle et se contentent de demander qu’elle soit élargie, qu’elle soit réalisée jusqu’au bout.

"Nous" disions à la bourgeoisie : "Vous, exploiteurs et hypocrites, vous parlez de démocratie alors qu’à chaque pas vous dressez des milliers d’obstacles pour empêcher les masses opprimées de participer à la vie politique. Nous vous prenons au mot et, afin de préparer les masses à la révolution, pour vous renverser, vous autres exploiteurs, nous exigeons, dans l’intérêt de ces masses, que VOTRE démocratie bourgeoise soit élargie. Et si vous, exploiteurs, tentez de résister à notre révolution prolétarienne, nous vous réprimerons impitoyablement, nous vous enlèverons vos droits politiques ; bien plus, nous vous refuserons le pain, car, dans notre république prolétarienne, les exploiteurs n’auront pas de ,droits, ils seront privés d’eau et de feu, car nous sommes de vrais socialistes, et non des socialistes à la Scheidemann et à la Kautsky.

Tel est le langage que nous avons tenu et que nous tiendrons, "nous", marxistes révolutionnaires ; voilà pourquoi les masses o,pprimées seront pour nous et avec nous, tandis que les Scheidemann et les Kautsky seront jetés dans la poubelle aux renégats.

QU’EST-CE QUE L’INTERNATIONALISME ?

KAUTSKY, avec "la plus grande conviction, se croit et se proclame internationaliste. Il traite les Scheidemann de 3 socialistes gouvernementaux". En défendant les mencheviks (dont il applique entièrement les idées sans avouer ouvertement sa solidarité avec eux), Kautsky a montré d’une façon saisissante ce qu’était son "internationalisme". Et comme Kautsky n’est pas un isolé, mais le représentant d’un courant qui devait nécessairement se développer dans l’atmosphère de la IIème Internationale (Longuet en France, Turati en Italie, Nobs et Grimm, Graber et Naine en Suisse, Ramsay MacDonald en Angleterre, etc.), il serait instructif de nous arrêter à l’ "internationalisme" de Kautsky.

Appuyant sur le fait que les mencheviks eux aussi ont été à Zimmerwald[27] (c’est un diplôme, certes, mais... un diplôme un peu moisi), Kautsky expose ainsi leurs idées, que d’ailleurs il partage :

…Les mencheviks voulaient la paix universelle, et ils voulaient que tous les belligérants adoptent le mot d’ordre : sans annexions ni contributions. Aussi longtemps que ce but ne serait pas atteint, l’armée russe devait se tenir prête, l’arme au pied. Les bolcheviks, eux, exigeaient la paix immédiate à tout prix ; ils étaient disposés, en cas de besoin, à conclure une paix séparée et ils s’efforçaient de l’arracher par la force en aggravant la désorganisation, déjà assez grande, de l’armée [p. 27].

D’après Kautsky les bolcheviks ne devaient pas prendre le pouvoir, mais se contenter de la Constituante.

Ainsi donc l’internationalisme de Kautsky et des mencheviks consiste en ceci : exiger des réformes du gouvernement bourgeois impérialiste, mais continuer de le soutenir, continuer de soutenir la guerre menée par ce gouvernement jusqu’à ce que tous les belligérants aient adopté le mot d’ordre : sans annexions ni contributions. C’est bien là l’idée que Turati, les kautskistes (Haase et autres) ; Longuet et CIe ont maintes fois exprimée en déclarant qu’ils étaient pour la "défense de la patrie ".

Au point de vue théorique, c’est se montrer entièrement incapable de se séparer des social-chauvins et faire preuve d’une confusion totale dans la question de la défense de la patrie. Au point de vue politique, c’est substituer le nationalisme petit-bourgeois à l’internationalisme et passer du côté du réformisme, c’est renoncer à la révolution.

Reconnaître la "défense de la patrie ", c’est, du point de vue du prolétariat, justifier la guerre actuelle, en reconnaître la légitimité. Et comme la guerre reste impérialiste (et sous la monarchie et sous la République) indépendamment du territoire où sont postées les troupes ennemies à un moment donné - dans mon pays ou dans un pays étranger -, reconnaître la défense de la patrie, c’est en fait soutenir la bourgeoisie impérialiste et spoliatrice, c’est trahir entièrement- le socialisme. En Russie, même sous Kérenski, en république démocratique bourgeoise, la guerre continuait d’être impérialiste, puisque c’est la bourgeoisie, en tant que classe dominante, qui la menait (or, la guerre n’est que le "prolongement de la politique" ; et l’expression particulièrement frappante du caractère impérialiste de la guerre, c’étaient les traités secrets sur le partage du monde, et le pillage des pays étrangers, conclus par l’ex-tsar avec les capitalistes d’Angleterre et de France.

Les mencheviks trompaient indignement le peuple en présentant cette guerre comme une guerre défensive ou révolutionnaire, et Kautsky, en approuvant la politique des mencheviks, approuve cette mystification du peuple, leur tactique de petits bourgeois qui servaient le Capital en trompant les ouvriers, en les attachant au char des impérialistes. Kautsky fait une politique typiquement petite-bourgeoise, philistine, en s’imaginant (et en suggérant aux masses cette idée absurde) que la proclamation d’un mot d’ordre change quelque chose à l’affaire. Toute l’histoire de la démocratie bourgeoise dénonce cette illusion : pour tromper le peuple, les démocrates bourgeois ont toujours formulé et formulent toujours tous les "mots d’ordre" que l’on veut. Il s’agit de vérifier leur sincérité, de confronter les actes avec les paroles, de ne pas se contenter de phrases idéalistes ou charlatanesques, mais d’en rechercher le réel contenu de classe. La guerre impérialiste ne cesse pas d’être impérialiste du jour où les charlatans ou les phraseurs, ou les philistins petits-bourgeois lancent un "mot d’ordre" sucré, mais seulement du jour où la classe qui mène cette guerre impérialiste et lui est attachée par des millions de fils (si ce n’est de câbles) économiques, s’avère renversée en fait et remplacée au pouvoir par la classe vraiment révolutionnaire, le prolétariat. Il n’est pas d’autre moyen d’échapper à la guerre impérialiste, de même qu’à une paix de rapine impérialiste.

En approuvant la politique extérieure des mencheviks qu’il déclare internationaliste et zimmerwaldienne, Kautsky, premièrement, montre par-là toute la corruption de la majorité zimmerwaldienne, opportuniste (ce n’est pas sans raison que nous, la gauche de Zimmerwald[28], nous nous sommes désolidarisés aussitôt d’une telle majorité !) ; en second lieu, et c’est le principal, Kautsky passe de la position du prolétariat à la position de la petite bourgeoisie, de la position révolutionnaire à la position réformiste.

Le prolétariat lutte pour le renversement révolutionnaire de la bourgeoisie impérialiste ; la petite bourgeoisie, pour le "perfectionnement" réformiste de l’impérialisme, pour s’y adapter en se subordonnant à lui. A l’époque où Kautsky était encore marxiste, par ’exemple en 1909, au moment où il écrivait le Chemin du pouvoir, il soutenait précisément l’idée que la guerre rendait la révolution inévitable ; il disait que l’ère des révolutions était imminente. Le manifeste de Bâle, en 1912, parle expressément et en toute netteté de la révolution prolétarienne par suite de la guerre impérialiste qui, justement, a éclaté en 1914 entre les groupes allemand et anglais. Or, en 1918, lorsque par suite de la guerre, les révolutions s’ouvrent, Kautsky, au lieu d’expliquer leur caractère inéluctable, au lieu d’étudier et de méditer à fond la tactique révolutionnaire, les moyens et les méthodes de préparation à la révolution, se met à taxer d’internationalisme la tactique réformiste des mencheviks ; Qu’est-ce donc, sinon agir en renégat ?

Kautsky loue les mencheviks d’avoir insisté pour que l’armée conserve sa capacité de combat. Il blâme les bolcheviks d’avoir aggravé la "désorganisation" déjà assez grande de l’armée. Cela revient à louer le réformisme et la subordination à la bourgeoisie impérialiste, à blâmer la révolution, à la renier. Car, conserver la capacité de combat, signifiait et était, sous Kérenski, conserver l’armée avec un commandement bourgeois (bien que républicain). Tout le monde sait - et le cours des événements l’a confirmé de toute évidence - que cette armée républicaine avait, grâce à ses cadres kornilovistes, gardé l’esprit de Kornilov. Les officiers bourgeois ne pouvaient pas ne pas être kornilovistes ; ils ne pouvaient pas ne pas pencher vers l’impérialisme, Vers la répression violente du prolétariat. Laisser subsister tous les anciens fondements de la guerre impérialiste, tous les fondements de la dictature bourgeoise, retoucher des détails, replâtrer des broutilles " réformes", voilà à quoi se réduisait en fait la tactique menchevik.

Au contraire, il n’est pas de grande révolution qui se soit passée et puisse se passer de la "désorganisation" de l’armée. Car l’armée "est l’instrument le plus ossifié de soutien dé l’ancien régime, le rempart le plus rigide de la discipline bourgeoise, le soutien de la domination du Capital, le maintien et l’école de la soumission servile et de la subordination des travailleurs au Capital. La contre-révolution n’a jamais toléré, elle ne pouvait tolérer, la présence des ouvriers en armes à côté de l’armée. En France - écrivait Engels -, après chaque révolution, les ouvriers étaient armés ! "aussi la première loi des bourgeois placés au gouvernail fut de désarmer les ouvriers [29]". Les ouvriers en armes étaient l’embryon de 1 ’arme nouvelle, la cellule d’organisation du nouvel ordre social. Ecraser cette cellule, en empêcher la croissance, tel a été le premier souci de la bourgeoisie. Le premier souci de toute révolution victorieuse - Marx et Engels l’ont maintes fois souligné - a été de détruire la vieille armée, de la licencier, de la remplacer par une nouvelle. La nouvelle classe sociale qui accède au pouvoir n’a jamais et ne peut maintenant parvenir à ce pouvoir et l’affermir, autrement qu’en décomposant à fond la vieille armée ("désorganisation", clament à ce propos les petits bourgeois réactionnaires ou simplement poltrons) ; autrement qu’en passant par une période âpre et ardue sans aucune armée (la grande Révolution française a, elle aussi, connu cette âpre période : autrement qu’en forgeant peu à peu, dans une dure guerre civile, une nouvelle armée, une nouvelle discipline, l’organisation militaire nouvelle de la nouvelle classe. Cela, l’historien Kautsky le comprenait jadis. Le renégat Kautsky l’a oublié.

De quel droit Kautsky traite-t-il les Scheideman ; "socialistes gouvernementaux" s’il approuve la tactique des mencheviks dans la révolution russe ? Les mencheviks, qui donnaient leur appui à Kérenski et participaient à son ministère, étaient de même des socialistes gouvernementaux. Il sera absolument impossible à Kautsky d’éluder cette conclusion, s’il essaie seulement de poser le problème de la classe dominante qui mène la guerre impérialiste. Mais Kautsky n’a garde de soulever ce problème, lequel s’impose à tout marxiste ; car soulever ce problème suffirait à démasquer le renégat.

Les kautskistes en Allemagne, les longuettistes en France, Turati et CIe en Italie, raisonnent ainsi : le socialisme implique l’égalité et la liberté des nations, leur droit de disposer d’elles-mêmes ; par conséquent, lorsque notre pays est attaqué ou que les troupes ennemies ont envahi notre sol, les socialistes ont le droit et le devoir de défendre la patrie. Mais ce raisonnement est, au point de vue théorique, une insulte flagrante au socialisme ou encore une manœuvre frauduleuse au point de vue politique et pratique, ce raisonnement coïncide avec celui d’un Jacques Bonhomme absolument ignorant, incapable même de réfléchir au caractère social, au caractère de classe de la guerre et aux tâches d’un parti de révolution pendant une guerre réactionnaire.

Le socialisme est contre la violence envers les nations. Chose indéniable. Mais le socialisme est en général contre la violence envers les individus. Pourtant nul encore à par les anarchistes chrétiens et les tolstoïens, n’en a inféré que le socialisme s’oppose à la violence révolutionnaire. Par conséquent, parler de "violence" en général, sans voir clair dans les conditions qui distinguent la violence réactionnaire et la violence révolutionnaire, c’est se montrer un philistin abdiquant la révolution, ou simplement se leurrer et leurrer les autres par des sophismes.

Il en est de même de la violence envers les nations. Toute guerre consiste à exercer la violence sur les nations, mais cela n’empêche pas les socialistes d’être partisans de la guerre révolutionnaire. Quel est le caractère de classe de la guerre, voilà la question fondamentale qui se pose à tout socialiste (s’il n’est pas un renégat). La guerre impérialiste de 1914/1918 est une guerre entre deux groupes de la bourgeoisie impérialiste pour le partage du monde, pour le partage du butin, pour la spoliation et l’étranglement des nations petites et faibles. Telle est l’appréciation donnée de la guerre en 1912 par le Manifeste de Bâle, appréciation que les faits ont confirmée. Quiconque abandonne ce point de vue sur la guerre n’est pas un socialiste.

Lorsqu’un Allemand sous Guillaume, ou un Français sous Clemenceau dit : "J’ai le droit et le devoir, comme socialiste, de défendre la patrie si l’ennemi envahit mon pays", ce n’est pas là le raisonnement d’un socialiste, ni d’un internationaliste, ni d’un prolétaire révolutionnaire, mais d’un nationaliste petit-bourgeois. Car dans ce raisonnement disparaît la lutte de classe révolutionnaire de l’ouvrier contre le capital, disparaît l’appréciation de toute la guerre dans son ensemble, du point de vue de la bourgeoisie mondiale et du prolétariat mondial, c’est-à-dire que disparaît l’internationalisme et qu’il n ’y reste qu’un nationalisme rabougri, qui fait pitié. On en veut à mon pays, le reste ne me regarde pas : voilà à quoi aboutit ce raisonnement et ce qui fait son étroitesse nationaliste petite-bourgeoise. C’est comme si, devant la violence individuelle exercée sur une personne, l’on faisait ce raisonnement : Le socialisme étant contre la violence, j’aime mieux commettre une félonie plutôt que de risquer la prison.

Le Français, l’Allemand ou l’Italien qui dit : Le socialisme est contre la violence envers les nations et c’est pourquoi je me défends quand l’ennemi a envahi mon pays, - trahit le socialisme et l’internationalisme. Car cet homme-là voit uniquement son "pays", il met "sa"... "bourgeoisie" au-dessus de tout, sans songer aux liaisons internationales qui rendent la guerre impérialiste et font de sa bourgeoisie un maillon de la chaîne de brigandages impérialistes.

Tous les petits bourgeois, tous les Jacques Bonhomme ignorants et bornés raisonnent exactement comme le font les renégats kautskistes, longuettistes, Turati et Cie, savoir :

L’ennemi est dans mon pays, le reste ne me regarde pas 1[30].

Le socialiste, le prolétaire révolutionnaire, l’internationaliste, raisonnent différemment : Le caractère d’une guerre (qu’elle soit réactionnaire ou révolutionnaire) ne dépend pas de la question de savoir qui a attaqué ni en quel pays se trouve l’" ennemi ", mais de ceci : quelle classe mène cette guerre, quelle est la politique dont la guerre est le prolongement ? Si la guerre est une guerre impérialiste réactionnaire, c’est-à-dire si elle est menée par deux groupements mondiaux de la bourgeoisie réactionnaire spoliatrice, oppressive, impérialiste, toute bourgeoisie (même celle d’un petit pays) devient coparticipante à cette spoliation, et mon devoir, mon devoir de représentant du prolétariat révolutionnaire, est de préparer la révolution prolétarienne mondiale, SEUL moyen de salut contre les horreurs de la guerre mondiale. Ce n’est pas du point de vue de "mon" pays que je dois raisonner (car ce serait là le raisonnement d’une triste ganache de petit bourgeois nationaliste, qui ne comprend pas qu’il est un jouet entre les mains de la bourgeoisie impérialiste), mais du point de vue de ma participation à la préparation, il la propagande, aux travaux d’approche de la révolution prolétarienne mondiale.

C’est là de l’internationalisme, c’est là la tâche de l’internationaliste, de l’ouvrier révolutionnaire, du véritable socialiste. Voilà l’ abc que le renégat Kautsky a "oublié". Mais où son reniement apparaît avec encore plus de relief, c’est lorsque, après avoir approuvé la tactique des nationalistes petits-bourgeois (mencheviks en Russie, longuettistes en France, Turati en Italie, Haase et consorts en Allemagne), il en vient à critiquer la tactique bolchevik. Et voici en quels termes :

La révolution bolchevik a été basée sur l ’hypothèse qu’elle serait le point de départ d’une révolution européenne générale ; que l’initiative hardie de la Russie inciterait les prolétaires de toute l’Europe à se soulever.

Dans cette conjecture, peu importait évidemment quelles formes prendrait la paix séparée russe, quelles mutilations [Verstüm-melungen] et quels sacrifices elle entraînerait pour le peuple russe, quelle solution elle donnerait au droit de libre disposition des peuples. De même peu importait de savoir alors si la Russie était apte à se défendre ou non. La révolution européenne constituait, selon ce point de vue, la meilleure défense de la révolution russe ; elle devait assurer à tous les peuples de l’ancien territoire russe le droit intégral, réel, de disposer d’eux-mêmes.

Une révolution en Europe, qui y apporterait et affermirait le socialisme, devait aussi servir à écarter les obstacles qu’opposait, à la réalisation en Russie d’un système de production socialiste, le retard économique du pays.

Tout cela était très logique et bien fondé dès que l’on admettait l’hypothèse fondamentale : que la Révolution russe doit nécessairement faire partir la révolution européenne. Mais si la chose ne se faisait pas ?..

Jusqu’ici cette hypothèse ne s’est pas justifiée. Et maintenant on accuse les prolétaires d’Europe d’avoir laissé là et trahi la Révolution russe. Accusation portée contre des inconnus, car qui veut-on rendre responsable de la conduite du prolétariat européen ? [p. 28.]

Et Kautsky de mâcher en supplément que Marx, Engels, Bebel se sont maintes fois trompés en ce qui concerne l’avènement de la révolution attendue par eux, mais que jamais ils n ’ont fondé leur tactique sur une révolution à une "date déterminée" (p.29), tandis que les bolcheviks ont, prétend-il, "mis tout leur enjeu sur la révolution générale en Europe".

Nous avons reproduit à dessein ce long passage, afin de montrer clairement au lecteur avec quelle "habileté" Kautsky contrefait le marxisme en lui substituant un point de vue petit-bourgeois, plat et réactionnaire.

Premièrement, attribuer à son adversaire une sottise manifeste pour ensuite la réfuter, n’est pas le fait d’hommes très intelligents. Si les bolcheviks avaient fondé leur tactique sur l’attente d’une révolution à une date déterminée dans les autres pays, c’eût été une sottise incontestable. Mais le Parti bolchevik n’a pas fait cette sottise : dans ma lettre aux ouvriers américains (20 août 1918) je récuse explicitement cette sottise en disant que nous comptons sur la révolution américaine, mais non à une date déterminée. Dans ma polémique contre les socialistes-révolutionnaires de gauche et les "communistes de gauche" (janvier-mars 1918), j’ai maintes fois développé la même idée. Kautsky a commis un petit... un tout petit escamotage, sur lequel il a fondé sa critique du bolchevisme. Il a mêlé ensemble la tactique qui compte sur une révolution européenne à une date plus ou moins approchée, mais non déterminée, et la tactique qui compte sur une révolution européenne à une date déterminée. Une fraude insignifiante, tout à fait insignifiante !

La seconde tactique est une sottise. La première est obligatoire pour un marxiste, pour tout prolétaire révolutionnaire et pour tout internationaliste ; obligatoire, puisqu’elle seule, fidèle aux principes marxistes, tient exactement compte de la situation objective engendrée par la guerre dans tous les pays d’Europe ; seule, elle répond aux tâches internationales du prolétariat.’

En substituant à l’importante question des principes de la tactique révolutionnaire en général, la question mesquine de l’erreur qu’auraient pu commettre les révolutionnaires bolcheviks, mais qu’ils n’ont pas commise, Kautsky renie ni plus ni moins la tactique révolutionnaire en général !

Renégat en politique, il ne sait même pas en théorie poser la question des prémisses objectives de la tactique révolutionnaire.

Et nous en venons ici au deuxième point.

En second lieu, compter sur la révolution européenne est obligatoire Pour un marxiste, du moment qu’on se trouve en présence d’une situation révolutionnaire. C’est une vérité première du marxisme, que la tactique du prolétariat socialiste ne peut être la même quand la situation est révolutionnaire et quand elle ne l’est pas.

Si Kautsky avait posé cette question, obligatoire pour un marxiste, il aurait vu que la réponse lui était nettement défavorable. Bien avant la guerre, tous les marxistes, tous les socialistes s’accordaient à reconnaître que la guerre européenne créerait une situation révolutionnaire. Du temps que Kautsky n’était pas encore un renégat, il reconnaissait la chose d’une façon claire et précise, en 1902 (la Révolution sociale), en 1909 (le Chemin du pouvoir). Le Manifeste de Bâle l’a reconnu au nom de la IIème Internationale tout entière : ce n’est pas sans raison que dans tous les pays les social-chauvins et les kautskistes (les "centristes", ceux qui balancent entre les révolutionnaires et les opportunistes) craignent comme le feu les déclarations conformes du Manifeste de Bâle !

Par conséquent, l’attente d’une situation révolutionnaire en Europe n’était pas un engouement des bolcheviks ; c’était l’opinion commune de tous les marxistes. Lorsque Kautsky élude cette vérité incontestable par des phrases comme celles-ci : les bolcheviks "ont toujours cru à la toute-puissance de la violence et de la volonté", il dissimule sous cette phrase sonnant creux sa fuite, et une fuite honteuse, afin de n’avoir pas à envisager la situation révolutionnaire.

Ensuite. Sommes-nous ou non en présence d’une situation révolutionnaire ? Cette question encore, Kautsky n’a pas su la poser. La réponse est fournie par les faits économiques : la famine et la ruine universelles engendrées par la guerre dénotent une situation révolutionnaire. A cette question répondent d’autre part les faits politiques : dès 1915, se manifeste nettement dans tous les pays un processus de scission des vieux partis socialistes atteints par la gangrène, un processus d’abandon des leaders social-chauvins par les masses prolétariennes qui s’orientent à gauche, vers les idées et tendances révolutionnaires, vers les chefs révolutionnaires.

Celui-là seul qui craint la révolution et la trahit pouvait, le 5 août 1918, date à laquelle Kautsky écrivait sa brochure, ne pas voir ces faits. Or maintenant, fin octobre 1918, la révolution monte très vite, à vue d’œil, dans une série de pays d’Europe. Le "révolutionnaire" Kautsky, qui veut qu’on le tienne comme avant pour un marxiste, s’est avéré un philistin à courte vue ; tout comme les philistins de 1847 raillés par Marx, il n’a pas vu approcher la révolution !!

Nous en venons au troisième point.

En troisième lieu, quelles sont les particularités de la tactique révolutionnaire devant la situation révolutionnaire en Europe ? Kautsky, devenu renégat, a eu peur de poser cette question obligatoire pour un marxiste. Il raisonne comme un typique philistin petit-bourgeois ou comme un paysan ignare : La "révolution générale en Europe" a-t-elle éclaté ou non ? Si oui, il est prêt, lui aussi, à se faire révolutionnaire ! Mais alors -dirons-nous- la première canaille venue (comme ces gredins qui aujourd’hui s’agrippent parfois aux bolcheviks victorieux) n’aurait qu’à se déclarer révolutionnaire !

Sinon, Kautsky se détourne de la révolution ! Kautsky ne comprend absolument rien à cette vérité que ce qui distingue le marxiste révolutionnaire du vulgaire et du petit bourgeois, c’est qu’il sait prêcher aux masses ignorantes la nécessité de la révolution qui mûrit, en démontrer l’avènement inéluctable, en expliquer l’utilité pour le peuple, y préparer le prolétariat et toutes les masses travailleuses et exploitées.

Kautsky attribue aux bolcheviks cette chose absurde qu’ils ont mis tout leur enjeu sur une carte, en "escomptant que la révolution européenne éclaterait à une date déterminée". Cette absurdité s’est retournée contre Kautsky puisque, d’après lui, la tactique des bolcheviks eût été juste si la révolution européenne s’était faite au 5 août 1918. C’est cette date qu’il donne comme étant celle de la composition de sa brochure. Et lorsque, quelques semaines après le 5 août, il apparut que la révolution s’ouvrait dans plusieurs pays d’Europe, le reniement de Kautsky, sa falsification du marxisme, son incapacité à raisonner et même à poser les questions, en révolutionnaire ; se manifestèrent dans toute leur beauté !

Accuser de trahison les prolétaires d’Europe - écrit Kautsky - c’est porter une accusation contre des inconnus.

Vous vous trompez, M. Kautsky ! Regardez-vous dans la glace, vous y verrez les "inconnus" que vise cette accusation. Kautsky fait le naïf ; il feint de ne pas comprendre qui a lancé cette accusation et quel en est le sens. En réalité Kautsky sait parfaitement que cette accusation a été et est formulée par les "gauches" allemands, les spartakistes, Liebknecht et ses amis. Cette accusation marque la claire conscience du fait que le prolétariat allemand trahissait la révolution russe (et internationale), lorsqu’il étranglait la Finlande, l’Ukraine, la Lettonie, l’Estonie. Cette accusation vise d’abord et par-dessus tout, non la masse, toujours accablée, mais les chefs qui, comme les Scheidemann et les Kautsky, n’ont pas rempli leur devoir - faire de l’agitation révolutionnaire, de la propagande révolutionnaire, un travail révolutionnaire dans les masses pour en combattre l’inertie - et qui en réalité marchaient à l’encontre des instincts et des aspirations révolutionnaires qui couvent toujours au sein des masses de la classe opprimée. Les Scheidemann ont directement, d’une façon grossière et cynique, et la plupart du temps pour des motifs intéressés, trahi le prolétariat et sont passés du. côté de la bourgeoisie. Les kautskistes et les longuettistes ont fait la même chose en hésitant, en oscillant, en jetant des coups d’œil timorés vers les puissants du jour. Par tous ses écrits datant de la guerre, Kautsky a cherché à étouffer l’esprit révolutionnaire au lieu de l’entretenir et de le développer.

Que Kautsky ne comprenne même pas l’immense importance théorique, l’importance encore plus considérable qu’a pour l’agitation et la propagande, 1’"accusation" portée contre les prolétaires d’Europe d’avoir trahi la révolution russe, voilà qui restera comme un monument vraiment historique de ce béotisme petit-bourgeois du chef "moyen" de la social-démocratie officielle allemande ! Kautsky ne comprend pas que, sous le régime de censure de l’ "Empire" allemand, cette "accusation" est à peu près la seule forme sous laquelle les socialistes allemands qui n’ont pas trahi le socialisme - Liebknecht et ses amis - appellent les ouvriers de leur pays à se défaire des Scheidemann et des Kautsky, à repousser de tels "chefs", à se libérer de leur prédication qui abêtit et avilit, à se dresser malgré eux, en dehors d’eux, par-dessus leur tête, vers la révolution, pour la révolution !

Kautsky ne comprend pas cela. Comment voulez-vous qu’il comprenne la tactique des bolcheviks ? Peut-on attendre de celui qui renie la révolution en général qu’il pèse et apprécié les conditions du développement de la révolution dans un des cas les plus "difficiles" ?

La tactique des bolcheviks était juste ; elle était la seule tactique internationaliste, puisqu’elle ne reposait pas sur une crainte pusillanime de la révolution mondiale, sur le "scepticisme" petit-bourgeois à son égard, sur le désir étroitement nationaliste de défendre "sa" patrie (la patrie de sa bourgeoisie) et "cracher" sur tout le reste ; elle reposait sur l’appréciation juste (et universellement reconnue avant la guerre, avant le reniement des social-chauvins et des social-pacifistes) de la situation révolutionnaire en Europe. Cette tactique était la seule internationaliste, puisqu’elle faisait le maximum de ce qui est réalisable dans un seul pays POUR le développement, le soutien, l’éveil de la révolution, dans tous les pays. Cette tactique s’est vérifiée par un immense succès, car le bolchevisme (non point en raison des mérites des bolcheviks russes, mais à cause de la plus profonde et universelle sympathie des masses pour cette tactique, révolutionnaire en fait) est devenu le bolchevisme mondial ; il a donné une idée, une théorie, un programme, une tactique qui se distinguent concrètement, dans la pratique, du social-chauvinisme et du social-pacifisme. Le bolchevisme a porté le coup de grâce à la vieille Internationale pourrie des Scheidemann et des Kautsky, des Renaudel - et des Longuet, des Henderson et des Mac Donald, qui vont maintenant se jeter dans les jambes l’un de l’autre en rêvant d’ "unité" et en s’efforçant de ressusciter un cadavre. Le bolchevisme a créé les fondements idéologiques et tactiques d’une IIIème Internationale, vraiment prolétarienne et communiste, qui tint compte à la fois des conquêtes de l’époque de paix et de l’expérience de l’époque déjà commencée des révolutions.

Le bolchevisme a popularisé dans le monde entier l’idée de la "dictature du-prolétariat" ; ces termes, il les a traduits du latin d’abord, en russe, et puis dans toutes les langues du monde : il a montré par l’exemple du pouvoir des Soviets que même dans un pays arriéré, les ouvriers et les paysans pauvres, même les moins expérimentés, les moins instruits, les moins accoutumés à l’organisation, ont pu durant une année, au milieu de difficultés inouïes, en luttant contre les exploiteurs (qu’épaulait la bourgeoisie du monde entier), sauvegarder le pouvoir des travailleurs, créer une démocratie infiniment plus haute et plus large que toutes les démocraties antérieures du monde et inaugurer le travail créateur de dizaines de millions d’ouvriers et de paysans pour l’application pratique du socialisme. .

En fait le bolchevisme a puissamment aidé au développement de la révolution prolétarienne en Europe et en Amérique, comme pas un parti ne l’a réussi jusqu’à ce jour dans aucun pays. Tandis que les ouvriers du monde entier se rendent compte, chaque jour plus nettement, que la tactique des Scheidemann et des Kautsky ne les a libérés ni de la guerre impérialiste, ni de l’esclavage salarié à l’égard de la bourgeoisie impérialiste ; que cette tactique ne saurait servir de modèle pour aucun pays - les masses prolétariennes de tous les pays se rendent compte, chaque jour plus nettement, que le bolchevisme a indiqué la voie juste à suivre pour se débarrasser des horreurs de la guerre et de l’impérialisme, et que le bolchevisme peut servir de modèle de tactique pour tous.

La Révolution prolétarienne mûrit à vue d ’œil, non seulement en Europe, mais dans le monde entier, et c’est la victoire du prolétariat en Russie qui l’a favorisée, précipitée et soutenue. Tout cela ne suffit pas pour la victoire complète du socialisme ? Evidemment non. Un seul pays ne peut faire davantage. Toutefois, grâce au pouvoir des Soviets, ce pays à lui seul a tant fait que, même si l’impérialisme mondial venait demain à écraser le pouvoir soviétique russe, mettons par une coalition des impérialismes allemand et anglo-français, même dans cette pire d’entre les pires éventualités, la tactique bolchevik n’en aurait pas moins été de la plus grande utilité pour le socialisme et aurait épaulé la croissance de l’invincible révolution mondiale.

SERVILITÉ A L’ÉGARD DE LA BOURGEOISIE SOUS COULEUR D’ "ANALYSE ÉCONOMIQUE"

COMME nous l’avons déjà dit, le livre de Kautsky devrait s’appeler - si son titre traduisait fidèlement le contenu - non pas Dictature du prolétariat, mais bien Réédition des attaques de la bourgeoisie contre les bolcheviks.

Les vieilles "théories" des mencheviks sur le caractère bourgeois de la Révolution russe, c’est-à-dire la vieille déformation du marxisme par les mencheviks (réfutée par Kautsky en 1905 !), notre théoricien nous les ressert aujourd’hui. Il nous faudra nous arrêter à cette question, si fastidieuse qu’elle soit pour les marxistes russes.

La Révolution russe est une révolution bourgeoise, disaient tous les marxistes de Russie avant 1905. Substituant le libéralisme au marxisme, les mencheviks en inféraient : par conséquent, le prolétariat ne doit pas aller au-delà de ce qui est acceptable pour la bourgeoisie ; il doit mener une politique d’entente avec elle. Les bolcheviks disaient que c’était là une théorie bourgeoise libérale. La bourgeoisie s’efforce de procéder à la réorganisation de l’Etat à la manière bourgeoise, réformiste et non à la manière révolutionnaire, en maintenant autant que possible et la monarchie et la grande propriété foncière, etc. Le prolétariat doit mener la révolution démocratique bourgeoise jusqu’au bout, sans se laisser "lier" par le réformisme de la bourgeoisie. Le rapport des forces de classe dans la révolution bourgeoise, les bolcheviks le formulaient ainsi : le prolétariat, en s’adjoignant la paysannerie, neutralise la bourgeoisie libérale et détruit entièrement la monarchie, la féodalité, la grande propriété foncière.

C’est dans l’alliance du prolétariat avec la paysannerie en général que se marque le caractère bourgeois de la révolution, car la paysannerie en général se compose de petits producteurs placés sur le terrain de la production marchande. Ensuite, ajoutaient alors même les bolcheviks, le prolétariat s’adjoint tout le semi-prolétariat (tous les travailleurs et exploités), neutralise la paysannerie moyenne et jette à terre la bour­geoisie : c’est ce qui distingue la révolution socialiste de la révolution démocratique bourgeoise (voir ma brochure de 1905 : Deux Tactiques, réimprimée dans le recueil : Douze Années, Saint-Pétersbourg, 1907).

Kautsky a pris une part indirecte à cette discussion de 1905 lorsque, interrogé par Plékhanov alors menchevik, il se prononça quant au fond contre lui, ce qui avait provoqué, à l’ époque, les railleries de la presse bolchevik. Maintenant Kautsky n’a pas un mot pour évoquer les discussions d’alors (il craint d’être confondu par ses propres déclarations !), enlevant ainsi au lecteur allemand toute possibilité de comprendre ce dont il s’agit. M. Kautsky ne pouvait, en 1918, raconter aux ouvriers allemands qu’en 1905 il était pour l’alliance des ouvriers avec le paysans, et non avec la bourgeoisie libérale ; ni quelles étaient les conditions, quel était le programme qu’il préconisait pour cette alliance.

Ayant fait marche arrière, Kautsky, sous couleur d’ "analyse économique", avec des phrases orgueilleuses sur le "matérialisme historique", plaide aujourd’hui la subordination des ouvriers à la bourgeoisie, et il rabâche à l’aide de citations empruntées au menchevik Maslov[31] les vieilles conceptions libérales des mencheviks ; de plus il démontre, citations à l’appui, une idée nouvelle - le retard de la Russie - et de cette idée-là il tire la vieille déduction, que dans une révolution bourgeoise on ne saurait aller plus loin que la bourgeoisie ! Cela, en dépit de tout ce qu’ont dit Marx et Engels, en comparant la révolution bourgeoise de 1789-1793 en France à la révolution bourgeoise de 1848 en Allemagne !

Avant de passer au principal "argument" et au contenu essentiel de l’ "analyse économique" de Kautsky, remarquons que les premières phrases révèlent déjà une singulière confusion d’idées ou un manque de réflexion chez leur auteur.

La base économique de la Russie, vaticine notre "théoricien", est aujourd’hui encore l’agriculture, et notamment la petite production paysanne. Elle fait vivre environ les quatre cinquièmes, sinon les cinq sixièmes, de ses habitants [p. 45].

Tout d’abord, aimable théoricien, vous êtes-vous demandé combien il pouvait y avoir d’exploiteurs parmi cette masse de petits producteurs ? Evidemment, pas plus d’un dixième, et encore moins dans les villes, puisque la grosse production y est plus développée. Prenez même un chiffre invraisemblablement élevé. Mettez qu’un cinquième des petits producteurs sont des exploiteurs perdant leurs droits électoraux. Même alors il s’ensuivra que les bolcheviks qui formaient 66 % au Vème Congrès des Soviets représentaient la majorité de la population. Et il faut encore ajouter à cela qu’une partie considérable des socialistes révolutionnaires de gauche a toujours été pour le pouvoir soviétique, c’est à dire qu’en principe tous les socialistes-révolutionnaires de gauche étaient pour le pouvoir soviétique, et lorsqu’une partie d’entre eux se fut lancée dans cette aventure qu’a été le soulèvement de juillet 1918, deux nouveaux partis se détachèrent de l’ancien : celui des "communistes populistes" et celui des "communistes révolutionnaires " (parmi les socialistes-révolutionnaires de gauche marquants, que leur ancien parti avait proposés aux plus importants postes d’Etat, se trouvaient, par exemple, Sax pour le premier groupe, et Kolégaev pour le second). Par conséquent, Kautsky lui-même a réfuté - sans le faire exprès ! la ridicule légende d’après laquelle les bolcheviks n’auraient pour eux que la minorité de la population.

En second lieu, aimable théoricien, avez-vous songé à ceci que le petit producteur paysan balance nécessairement entre le prolétariat et la bourgeoisie ? Cette vérité marxiste, confirmée par toute l’histoire de l’Europe moderne, Kautsky l’a "oubliée" fort à propos, car elle réduit en poussière toute la "théorie" menchevik reprise par lui ! Si Kautsky n’avait pas "oublié" cela, il n’aurait pu nier la nécessité de la dictature du prolétariat dans un pays à prédominance de petits producteurs paysans.

Examinons le contenu essentiel de l’ "analyse économique" de notre théoricien.

Que le pouvoir soviétique soit une dictature, voilà qui est indéniable, dit Kautsky. "Mais est-ce bien la dictature du prolétariat ? " (p. 34.)

Ils [les paysans] forment, d’après la Constitution soviétique, la majorité de la population ayant le droit de participer à la législation et à l’administration. Ce qu’on nous présente comme une dictature du prolétariat ne serait, si elle était appliquée d’une façon conséquente et qu ’une classe pût en général assurer directement la dictature, ce qui n’est possible qu’à un parti- ne serait que la dictature de la paysannerie [p. 35].

Eminemment satisfait d’un raisonnement aussi profond et : aussi spirituel, le bon Kautsky essaie d’ironiser :

Il suivrait de là que la réalisation la plus indolore du socialisme est assurée lorsqu’on la confie aux mains des paysans [p. 35].

Avec force détails et une série de citations extrêmement savantes empruntées au demi-libéral Maslov, notre théoricien s’attache à démontrer cette idée nouvelle que les paysans ont intérêt à voir monter les prix du blé et diminuer le salaire des ouvriers de la ville, etc., ’etc. Ces nouvelles idées sont, au fait, exposées d’une façon d’autant plus ennuyeuse qu’il est réservé moins d’attention aux phénomènes vraiment nouveaux de l’après guerre, par exemple : les paysans exigent en échange du blé, non de l’argent, mais des marchandises ; les paysans manquent d’instruments qu’ils ne peuvent pour tout l’or du monde, se procurer en quantité nécessaire. Nous reviendrons là-dessus..

Ainsi Kautsky accuse les bolcheviks, parti du prolétariat, d’avoir remis la dictature, remis la réalisation du socialisme aux mains de la paysannerie petite-bourgeoise. Fort bien, monsieur Kautsky ! Quelle devrait donc être, selon votre avis, éclairé, l’attitude d’un parti prolétarien à l’égard de la paysannerie petite bourgeoise ?

Notre théoricien a préféré se taire sans doute au proverbe : "La parole là dessus. Il songeait est d’argent, mais le silence est d’or." Cependant Kautsky s’est trahi par la réflexion suivante :

Au début [de la République soviétique] les Soviets paysans étaient des organisations de la paysannerie en général. Aujourd’hui, elle, [cette République] proclame que les Soviets sont des organisations de prolétaires et de paysans pauvres. Les paysans aisés perdent le droit d’élire aux Soviets. Ici le paysan pauvre est reconnu comme un produit permanent et massif de la réforme agraire socialiste sous la "dictature du prolétariat" [p. 48].

Quelle mordante ironie ! En Russie, on peut l’entendre dans la bouche de n’importe quel bourgeois : tous, ils ricanent et s’esclaffent à voir la République soviétique avouer ouvertement l’existence de paysans pauvres. Ils raillent le socialisme. C’est leur droit. Mais le "socialiste" qui trouve matière à raillerie parce que, après quatre années d’une guerre des plus ruineuses, il subsiste chez nous - et il subsistera longtemps - des paysans pauvres, un tel "socialiste" ne pouvait naître que dans le cadre d’un reniement massif.

Ecoutez la suite :

...Elle [la République soviétique] intervient sans aucun doute dans les rapports entre paysans riches et paysans pauvres, mais sans procéder à une nouvelle répartition de la terre. Pour subvenir aux besoins des citadins en moyens de subsistance, des détachements d’ouvriers armés furent envoyés dans les campagnes, qui enlevèrent aux paysans riches le surplus de leurs moyens de subsistance. Une partie fut assignée à la population urbaine, l’autre partie aux paysans pauvres [p. 48].

Naturellement, le socialiste et marxiste Kautsky est profondément indigné à l’idée qu’une semblable mesure puisse s’étendre au-delà de la banlieue des grandes villes (et elle s’étend chez nous au pays entier). Le socialiste et marxiste Kautsky remarque doctoralement avec cet indicible, cet incomparable, ce superbe sang-froid (ou stupidité) du philistin :

...Elles [les expropriations des paysans aisés] apportent un nouvel élément de trouble et de guerre civile dans le processus de la production... [la guerre civile apportée dans le "processus de la production", n’est-ce pas déjà quelque chose de surnaturel !]... qui pour s’assainir a un urgent besoin de tranquillité et de sécurité (p. 49).

En effet, pour la tranquillité et la sécurité des exploiteurs et spéculateurs en blé, qui cachent leurs excédents, sabotent la loi sur le monopole des céréales et réduisent à la famine la population des villes, à cette occasion-là, certes, il sied au marxiste et au socialiste Kautsky de pousser un soupir et de faire couler une larme. Nous sommes tous des socialistes et des marxistes et des internationalistes, lancent en chœur messieurs les Kautsky, les Heinrich Weber (Vienne), les Longuet (Paris), les MacDonald (Londres), d’autres encore ; nous sommes tous pour la révolution de la classe ouvrière, seulement... seulement de façon à ne pas troubler la tranquillité et la sécurité des spéculateurs en blé ! Et cette immonde servilité envers les capitalistes, nous la couvrons d’une référence " marxiste" au " processus de la production"... Si c’est là du marxisme, qu’est-ce donc alors la servilité devant la bourgeoisie ?

Voyez un peu à quoi aboutit notre théoricien. Il accuse les bolcheviks de faire passer la dictature de la paysannerie pour la dictature du prolétariat. Et, dans le même temps, il nous accuse de porter la guerre civile dans les campagnes (nous regardons cela comme un mérite), d’ envoyer au village des détachements d’ouvriers armés qui déclarent ouvertement réaliser la "dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre" qui aident cette dernière ; exproprient les spéculateurs et les paysans riches des excédents de blé qu’ils dissimulent en violation de la loi sur le monopole des céréales.

D’une part, notre théoricien marxiste est pour la démocratie pure, pour la soumission de la classe révolutionnaire, guide des travailleurs et des exploités. La majorité de la population (par conséquent, les exploiteurs y compris). D’autre part, il cherche à démontrer contre nous que le caractère de la révolution sera nécessairement bourgeois parce que la paysannerie dans son ensemble se place sur le terrain des rapports sociaux bourgeois en même temps, il prétend défendre le point de vue prolétarien de classe, le point de vue marxiste !

Au lieu d’une "analyse économique", c’est une salade, une confusion de premier choix. Au lieu du marxisme, ce sont des bribes de doctrines libérales et la prédication de l’esprit de servilité devant la bourgeoisie et devant les koulaks.

Sur la question ainsi embrouillée par Kautsky les bolcheviks mit, dès 1905, projeté toute la lumière. Oui, notre révolution est bourgeoise, tant que nous marchons avec la paysannerie dans son ensemble. Cela, nous en avions très nettement conscience, nous l’avons redit des centaines et des milliers de fois depuis 1905 ; jamais nous n’avons essayé de brûler cette étape nécessaire du processus historique, ni de l’abolir à coups de décrets. Les efforts de Kautsky pour nous "confondre" sur ce point ne révèlent que la confusion de ses idées et sa crainte de se rappeler ce qu’il avait écrit en 1905, alors qu’il n’était pas encore renégat.

Mais en 1917, dès le mois d’avril, bien avant la Révolution d’Octobre et la prise du pouvoir par nous, nous disions ouvertement et expliquions au peuple : Maintenant la révolution ne pourra s’arrêter là, car le pays a fait du chemin, le capitalisme s’est poussé en avant, la ruine qui atteint des proportions inouïes exigera (qu’on le veuille ou non) la marche en avant, vers le socialisme. Car autrement il est impossible d’aller de l’avant, de sauver le pays épuisé par la guerre, de soulager les souffrances des travailleurs et des exploités.

Tout s’est passé exactement comme nous l’avions dit. Le cours de la révolution a confirmé la justesse de notre raisonnement.. D’abord avec "toute" la paysannerie contre la monarchie, contre les grands propriétaires fonciers, contre la féodalité (et la révolution reste pour autant bourgeoise, démocratique bourgeoise). Ensuite, avec la paysannerie pauvre, avec le semi prolétariat, avec tous les exploités, contre le capitalisme, y compris les riches campagnards, les koulaks, les spéculateurs ; et la révolution devient pour autant socialiste. Vouloir dresser artificiellement une muraille de Chine entre l’une et l’autre, les séparer autrement que par le degré de préparation du prolétariat et le degré de son union avec les paysans pauvres, c’est on ne peut plus dénaturer le marxisme, l’avilir, lui substituer le libéralisme. Cela reviendrait à vouloir, par des références pseudo-scientifiques au caractère progressif de la bourgeoisie par rapport à la féodalité, assumer sournoisement la défense réactionnaire de la bourgeoisie contre le prolétariat socialiste.

Les Soviets représentent entre autres une forme et un type infiniment supérieurs de démocratisme précisément parce que, groupant et faisant participer à la politique la masse des ouvriers et des paysans, ils sont l’institution la plus proche du "peuple" (dans le sens où Marx, en 1871, parlait de révolution véritablement populaire), le baromètre le plus sensible du développement des masses, de la croissance de leur maturité politique, de leur maturité de classe. La Constitution soviétique n’a pas été rédigée d’après un "plan" quelconque, ni formée dans des cabinets de travail, ni imposée aux travailleurs par des juristes de la bourgeoisie. Non, cette Constitution est née du développement même de la lutte de classes, à mesure que mûrissaient les antagonismes de classes. La preuve en est fournie précisément par les faits que Kautsky est obligé de reconnaître.

Au début, les Soviets groupaient la paysannerie dans son ensemble, Le manque de culture, l’état arriéré et l’ignorance des paysans pauvres laissaient la direction aux mains des koulaks, des riches, des capitalistes, de la petite bourgeoisie, des intellectuels petits-bourgeois, C’était l’époque de la domination de la petite bourgeoisie, des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires (seuls des niais ou des renégats comme Kautsky peuvent tenir les uns et les autres pour des socialistes), Nécessairement, inévitablement, la petite bourgeoisie hésitait entre la dictature de la bourgeoisie (Kérenski, Kornilov, Savinkov) et la dictature du prolétariat, car la petite bourgeoisie, par les caractères fondamentaux de sa situation économique, est incapable d’aucune action indépendante. Au fait Kautsky renie entièrement le marxisme : dans son analyse de la révolution russe, il s’en tient à la notion juridique formelle de "démocratie", dont se sert la bourgeoisie pour masquer sa domination et tromper les masses, et il oublie que "démocratie" signifie en fait, parfois dictature de la bourgeoisie, parfois réformisme impuissant de la petite bourgeoisie qui se soumet à cette dictature, etc. D’après Kautsky, il apparaît qu’il y avait dans un pays capitaliste des partis bourgeois, qu’il y avait un parti prolétarien (les bolcheviks), lequel menait derrière lui la majorité, la masse du prolétariat, mais qu’il n’y avait pas de partis petits-bourgeois ! Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires n’auraient pas eu de racines de classe, de racines dans la petite bourgeoisie !

Les hésitations de la petite bourgeoisie, des mencheviks et des socialistes révolutionnaires ont éclairé les masses et fait abandonner de semblables "chefs" par l’immense majorité de ces masses, par toute la "base", par tous les prolétaires et semi-prolétaires.

Les bolcheviks obtenaient la prédominance dans les Soviets (vers octobre 1917, à Pétrograd et à Moscou) ; parmi les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks la scission s’accentuait.

Le triomphe de la Révolution bolchevik marquait la fin des hésitations ; elle signifiait la destruction complète de la monarchie et de la grande propriété foncière (celle-ci n’avait pas été détruite avant la Révolution d ’Octobre). Nous avons mené la révolution bourgeoise’ jusqu’au bout. La paysannerie dans son ensemble nous a suivis. Son antagonisme à l’égard du prolétariat socialiste ne pouvait se manifester d’emblée. Les Soviets groupaient la paysannerie en général. La division en classes : au sein de la paysannerie n’avait pas encore mûri, ne s’était pas encore extériorisée.

Ce processus se développa dans l’été et l’automne de 1918. Le soulèvement contre-révolutionnaire des Tchécoslovaques réveilla les koulaks. Une vague de soulèvements koulaks déferla sur la Russie. Ce n’est point les livres ni les journaux, c’est la vie qui avait éclairé la paysannerie pauvre sur l’incompatibilité : de ses intérêts avec ceux des Koulaks, des riches,. De la bourgeoisie rurale. Les "socialistes :-révolutionnaires de gauche", comme tout parti petit-bourgeois, reflétaient les hésitations des masses, et c’est précisément dans l’été de 1918 qu’ils se scindèrent : une partie d’entre eux fit cause Commune avec les Tchécoslovaques (soulèvement à Moscou, pendant lequel Prochian, s’étant emparé - pour une heure ! - du télégraphe, informa la Russie du renversement des bolcheviks : ensuite, trahison de Mouraviev, Commandant en chef de l’armée opposée aux tchécoslovaques, etc.), L’autre partie, que nous avons mentionnée, plus haut était restée avec les bolcheviks.

L’aggravation de la crise du ravitaillement dans les villes posa avec une acuité croissante le problème du monopole des céréales (problème que le théoricien Kautsky a "oublié" dans son analyse économique, laquelle reprend les vieilleries lues il y a dix ans dans Maslov !).

L’ancien Etat des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, et même l’Etat républicain démocratique, envoyait dans les campagnes des détachements armés, qui, en fait, se trouvaient à la disposition de la bourgeoisie. Cela M. Kautsky l’ignore ! Il ne voit point là de "dictature de la bourgeoisie", jamais de la vie ! C’est de la "démocratie pure", surtout si la chose était sanctionnée par un parlement bourgeois ! Qu’Avksentiev et S. Maslov[32], en compagnie des Kérenski, Tsérétéli et autres éléments de ce joli monde de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks aient fait arrêter, dans l’été et l’automne de 1917, les membres des comités agraires, Kautsky "n’en avait point entendu parler", il n’en dit mot !

La vérité est que l’Etat bourgeois, qui réalise la dictature de la bourgeoisie au moyen de la république démocratique, ne peut avouer à la face du peuple qu’il sert la bourgeoisie ; il ne peut dire la vérité, il est obligé de ruser.

L’Etat du type de la Commune, l’Etat soviétique, au contraire, dit ouvertement et sans détour la vérité au peuple : il déclare qu’il est la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre, précisément par cette vérité il gagne à soi des dizaines et des dizaines de millions de nouveaux citoyens, opprimés sous n’importe quelle république démocratique, et que les Soviets font participer à la politique, à la démocratie, à la gestion de l’Etat. La République des Soviets envoie dans les campagnes des détachements d ’ouvriers armés, choisis en premier lieu parmi les plus avancés, ceux des capitales. Ces ouvriers portent le socialisme au village, ils attirent à eux la paysannerie pauvre qu ’ils organisent et instruisent ; ils l’aident à réprimer la résistance de la bourgeoisie.

Ceux qui sont au courant de la question et ont séjourné à la campagne disent que c’est seulement dans l’été et l’automne de 1918 que nos campagnes accomplissent elles-mêmes leur "Révolution d’Octobre" (c’est-à-dire prolétarienne). Il s’opère un revirement. La vague des soulèvements koulaks fait place à l’essor, des paysans pauvres, à la croissance des "comités de paysans pauvres". On voit augmenter le nombre d’ouvriers commissaires, officiers, commandants de division ou d’armée. Au moment où Kautsky, effrayé par la crise de juillet (1918) et les clameurs de la bourgeoisie, se précipite "en sautillant" derrière elle et écrit toute une brochure où éclate sa conviction que les bolcheviks sont à la veille d’être renversés par la paysannerie, au moment où Kautsky voit dans la défection des socialistes-révolutionnaires de gauche un "rétrécissement" (p.37) du cercle de ceux qui soutiennent les bolcheviks, dans ce même moment le cercle réel des partisans du bolchévisme s’étend infiniment, car des dizaines et des dizaines de millions de paysans pauvres, en s’affranchissant de la tutelle et de l’influence des koulaks et de la bourgeoisie rurale, s’éveillent à une vie politique indépendante.

Nous avons perdu des centaines de socialistes-révolutionnaires de gauche, intellectuels sans caractère ou koulaks ruraux ; nous avons conquis des millions de représentants de la paysannerie pauvre[33].

Un an après la Révolution prolétarienne dans les capitales a éclaté, sous son influence et avec son concours, la révolution prolétarienne dans les campagnes les plus reculées ; elle a définitivement affermi le pouvoir soviétique et le bolchevisme et fait la preuve définitive qu’à l’intérieur du pays il n’est point de force capable de s’opposer à ce dernier.

Après avoir achevé, avec la paysannerie en général, la révolution démocratique bourgeoise, le prolétariat de Russie est passé définitivement à la révolution socialiste, ayant réussi à scinder la campagne, à s’adjoindre les prolétaires et les semi-prolétaires ruraux, à les grouper contre les koulaks et la bourgeoisie, y compris la bourgeoisie paysanne.

Si le prolétariat bolchevik des capitales et des grands centres industriels n’avait pas su grouper autour de lui les pauvres de la campagne et les dresser contre la paysannerie riche, la preuve eût été faite que la Russie n’était pas "mûre" pour la révolution socialiste ; dès lors, la paysannerie serait restée "une", c’est-à-dire qu’elle serait restée sous la domination économique, politique et morale des koulaks, des riches, de la bourgeoisie ; la révolution ne serait pas sortie du cadre de la révolution démocratique bourgeoise. (Mais là encore, soit dit entre parenthèses, la preuve n’aurait pas été faite que le prolétariat ne devait pas prendre le pouvoir, car seul le prolétariat a amené effectivement la révolution démocratique bourgeoise au terme de son développement ; seul le prolétariat a fait un effort sérieux pour hâter la révolution prolétarienne mondiale ; seul le prolétariat a créé l’Etat soviétique, deuxième étape après la Commune dans la voie de l’Etat socialiste.)

D’autre part, si le prolétariat bolchevik avait essayé d’emblée, en octobre-novembre 1917, sans avoir su attendre la différenciation des classes à la campagne, sans avoir su la préparer ni la réaliser, s’il avait essayé de "décréter" la guerre civile ou l’ " institution du socialisme" à la campagne ; s’il avait essayé de se passer du bloc (de l’alliance) temporaire avec la paysannerie en général, sans faire de concessions au paysan moyen, etc., c’eût été dénaturer, à la manière blanquiste, le marxisme ; c’eût été une tentative de la minorité pour imposer sa volonté à la majorité ; c’eût été une absurdité théorique, c’eût été ne pas comprendre que la révolution paysanne généralisée est encore une révolution bourgeoise et que, sans une série de transitions, de degrés de transition, il est impossible dans un pays arriéré de la transformer en révolution socialiste.

Dans cette question théorique et politique éminemment importante, Kautsky a tout confondu et, dans la pratique, il s’est montré simplement un serviteur de la bourgeoisie, hurlant contre la dictature du prolétariat....

Kautsky a apporté la même confusion, sinon une plus grande encore, dans une autre question d’un intérêt et d’une importance considérables, à savoir : l’action législative de la République soviétique quant à la transformation agraire -transformation socialiste extrêmement difficile et en même temps d’une importance considérable - a-t-elle été organisée d’une façon juste en principe et conduite d’une façon rationnelle ? Nous saurions infiniment gré à tout marxiste d’Europe occidentale qui, après avoir pris connaissance tout au moins des principaux documents, ferait la critique de notre politique. Il nous rendrait un immense service, et il aiderait d’autre part la révolution qui mûrit dans le monde entier. Mais Kautsky nous offre, en guise de critique, une invraisemblable confusion théorique, qui transforme le marxisme en libéralisme ; pratiquement, ce ne sont qu’attaques stériles, haineuses et philistines contre les bolcheviks. Que le lecteur en juge :

La grande propriété foncière ne pouvait être maintenue du fait de la révolution. Cela apparut clairement dès le début. Force était de la transmettre à la population paysanne...

(C’est faux, Monsieur Kautsky : vous substituez ce qui est "clair" pour vous à ce que les différentes classes pensent de cette question. L ’histoire de la révolution a démontré que le gouvernement de coalition des bourgeois avec les petits bourgeois, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, pratiquait une politique de maintien de la grande propriété foncière. La preuve en a été faite surtout par la loi S. Maslov et l’arrestation des membres des comités agraires. Sans la dictature du prolétariat, la "population paysanne" n’aurait pas vaincu le propriétaire foncier allié au capitaliste.)

.. .Cependant il n’y avait aucune unanimité sur la question de savoir dans quelle forme cela devait se faire. Diverses solutions s’offraient...

(Kautsky se préoccupe surtout de 1’"unanimité" des "socialistes", quelles que soient les personnes qui se réclament de ce nom. Mais que les classes fondamentales de la société capitaliste doivent arriver à des solutions différentes, c’est ce qu’il oublie)...

...Du point de vue socialiste, la solution la plus rationnelle eût été de transformer les grandes entreprises en propriété d’Etat et de confier aux paysans qui, jusque-là, y étaient occupés comme ouvriers salariés, la culture des grandes propriétés sous forme d’associations. Mais cette solution suppose une main-d ’œuvre rurale .comme n’en possède pas la Russie. Une autre solution eût été de transformer en propriété d’Etat la grande propriété foncière, de la partager en petits lots que prendraient à bail les paysans possédant peu de terre. On aurait ainsi réalisé encore une parcelle de socialisme.

Kautsky s’en tire, comme toujours, par le fameux : on doit reconnaître sans reconnaître tout en reconnaissant. Il juxtapose différentes solutions, sans songer à la question la seule juste, la seule marxiste - de savoir quelles doivent être les transitions du capitalisme au communisme dans telles ou telles conditions particulières. II y a en Russie des salariés agricoles, mais ils ne sont pas nombreux, et Kautsky n’a pas analysé la question posée par le pouvoir soviétique, de savoir comment passer à la culture de la terre en commun et par associations. Le plus curieux cependant, c’est que Kautsky veut voir une "parcelle de socialisme" dans la cession à bail de petits lots de terre. En réalité, c’est un mot d’ordre petit-bourgeois et il n’y a là rien de "socialiste". Si 1’"Etat" qui donne la terre à ferme n’est pas un Etat du type de la Commune, mais une république bourgeoise parlementaire (telle est précisément la sempiternelle hypothèse de Kautsky), la location de la terre par petits lots sera une réforme libérale typique.

Kautsky ne souffle mot de l’abolition de toute propriété de la terre par le pouvoir soviétique. Bien pis. Il se livre à un incroyable escamotage en citant les décrets du pouvoir soviétique de façon à omettre l’essentiel.

Après avoir déclaré que la "petite production aspire à la propriété privée absolue de ses moyens de production", que la Constituante aurait été la "seule autorité" capable d’empêcher le partage (affirmation qui provoquera des éclats de rire en Russie, car chacun sait que les ouvriers et les paysans reconnaissent uniquement l’autorité des Soviets, et que la Constituante est devenue le mot d’ordre des Tchécoslovaques et des grands propriétaires fonciers), Kautsky poursuit :

Un des premiers décrets du Gouvernement soviétique déclarait : 1. La grande propriété foncière est abolie immédiatement, sans aucune indemnité ; 2. Les domaines des grands propriétaires fonciers ; ainsi que les terres des apanages, des couvents, de l’Eglise, avec tout leur cheptel mort et vif, leurs bâtiments et toutes leurs dépendances, passent aux comités agraires de canton des Soviets des députés paysans de district, jusqu’à ce que la question agraire soit réglée par l’Assemblée constituante.

Kautsky NE cite QUE CES DEUX PARAGRAPHES et conclut :

La référence à 1’ Assemblée constituante est restée lettre morte. En fait ; les paysans des divers cantons pouvaient faire de la terre ce qu’ils voulaient [p. 47].

Voilà des échantillons de la "critique" de Kautsky ! Voilà un travail "scientifique" qui ressemble singulièrement à un faux. On suggère au lecteur allemand que les bolcheviks ont capitulé devant la paysannerie dans la question de la propriété privée de la terre, que les bolcheviks ont laissé les paysans faire chez eux en ordre dispersé ( "par cantons") ce qu’ils voulaient !

En réalité le décret cité par Kautsky - le premier décret rendu le 26 octobre 1917 (vieux style) - comporte non pas deux, mais cinq articles, plus huit articles du "Mandat[34]", lequel - y est-il dit - "doit servir de guide ".

L’article 3 du décret porte que les exploitations passent "au peuple", et qu’obligation est faite de dresser le "strict inventaire de tous les biens confisqués" et d’en assurer la "garde révolutionnaire rigoureuse". Dans le Mandat, il est dit que le " droit de propriété privée sur la terre est aboli pour toujours", que les "terrains comprenant des exploitations hautement développées" ne seront pas partagés" ; que

tout le cheptel mort et vif des terres confisquées passe sans indemnité de rachat en jouissance exclusive à l’Etat ou aux communautés suivant la superficie et l’importance de ces terres ;

que toutes les terres sont intégrées au fonds agraire du peuple.

Ensuite, en même temps qu’est prononcée la dissolution de l’Assemblée constituante (5/1 1918), le IIIème congrès des Soviets adopte une " Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité", actuellement comprise dans la loi fondamentale de la République soviétique. L’article II, paragraphe 1 de cette déclaration porte que la "propriété privée de la terre est abolie" et que les "domaines et entreprises agricoles modèles sont déclarés propriété nationale".

Par conséquent, la référence à l’Assemblée constituante n’est pas restée lettre morte, puisqu’une autre institution représentative nationale, dont l’autorité morale est infiniment plus grande aux yeux des paysans, s’est chargée de régler la question agraire.

Ensuite, le 6 (19) février 1918 fut promulguée la loi sur la socialisation de la terre qui, une fois de plus, confirme l’abolition de toute propriété de la terre et remet la gestion des terres et de tout le cheptel des propriétés privées aux autorités soviétiques, sous le contrôle du pouvoir soviétique fédéral ; cette gestion des terres a pour objet de développer les exploitations agricoles collectives plus avantageuses au point de vue de l’économie du travail et des produits, par absorption des exploitations individuelles, en - vue d’assurer la transition à l’économie socialiste [art. 11, para graphe e].

A la question essentielle : "Qui a le droit de jouir de la terre ?" cette loi, en instituant la jouissance égalitaire du sol, répond :

Art. 20. - Dans l’étendue de la République fédérative soviétique de Russie, peuvent jouir de lots de terre - en vue d’assurer des besoins publics et personnels : A) Pour les œuvres de culture et d’éducation : 1. L’Etat représenté par les organes du pouvoir soviétique (fédération, région, province, district, canton et commune). 2. Les organisations publiques (sous le contrôle et avec l’autorisation du pouvoir soviétique local). B) Aux fins d’exploitation agricole : 3. Les communes agricoles. 4. Les associations agricoles. 5. Les communautés rurales. 6. Les familles ou individus...

Le lecteur le voit, Kautsky a complètement dénaturé les choses ; il a présenté au lecteur allemand, sous un jour absolument faux, la politique agraire et la législation agraire de l’Etat prolétarien en Russie.

Quant aux questions théoriques importantes, fondamentales, Kautsky n’a même pas su les poser.

Ces questions, les voici :

1. Jouissance égalitaire du sol et

2. Nationalisation de la terre, - rapport de l’une et l’autre de ces mesures avec le socialisme en général et avec la transition du capitalisme au communisme en particulier.

3. Culture de la terre en commun, comme transition de la petite exploitation agricole morcelée à la grande exploitation collective. La façon dont cette question est posée dans la législation soviétique satisfait-elle aux exigences du socialisme ?

Sur la première question il importe d’établir avant tout les deux faits fondamentaux que voici : a) Compte tenu de l’expérience de 1905 (je me réfère par exemple à mon ouvrage traitant de la question agraire dans la première révolution 2

russe), les bolcheviks ont marqué la portée démocratique progressive et démocratique révolutionnaire du mot d’ordre d’égalisation, et en 1917, avant la Révolution d’Octobre, ils en ont parlé expressément ; b) en promulguant la loi sur la socialisation de la terre - loi dont l’"âme" est le mot d’ordre de jouissance égalitaire du sol-, les bolcheviks ont déclaré avec la précision et la netteté les plus parfaites : cette idée n’est pas la nôtre, nous ne sommes pas d ’accord avec ce mot d’ordre, nous croyons de notre devoir de l ’appliquer puisque telle est la revendication de l’immense majorité des paysans. Or, idée et revendications de la majorité des travailleurs doivent être abandonnées par eux-même ; on ne saurait ni les "annuler", ni "sauter" par-dessus. Nous, bolcheviks, nous, aiderons les pays à abandonner les mots d’ordre petit-bourgeois, pour passer le plus vite et le plus facilement possible aux mots d’ordre socialistes.

Un théoricien marxiste qui, par son analyse scientifique, voudrait aider la révolution ouvrière, devrait répondre, d’abord, s’il est vrai que l’idée de la jouissance égalitaire du sol a une importance démocratique révolutionnaire, dans le sens de l’achèvement de la révolution démocratique bourgeoise. Ensuite, les bolcheviks ont-ils eu raison de faire adopter par l’appoint de leurs voix (et en l’observant avec la plus grande loyauté ) la loi petite-bourgeoise sur l’égalisation ?

Kautsky n’a pas su même voir où est théoriquement le nœud de la question !

Kautsky n’aurait jamais réussi à démentir que l’idée de l’égalisation est un facteur progressif et révolutionnaire dans la révolution démocratique bourgeoise. Cette révolution ne peut aller au-delà. En allant jusqu’au bout, elle démontre devant les masses d’une façon d’autant plus claire,, plus rapide et plus facile, l’INSUFFISANCE des solutions démocratiques bourgeoises, la nécessité de sortir de leur cadre, de passer au socialisme.

La paysannerie qui a renversé le tsarisme et les grands propriétaires fonciers rêve d’égalisation, et aucune force au monde ne pourrait s’opposer aux paysans libérés des propriétaires et de l’Etat républicain parlementaire bourgeois. Les prolétaires disent aux paysans : Nous vous aiderons à parvenir jusqu’au capitalisme "idéal", car l’égalisation dans la jouissance du sol, c’est le capitalisme idéalisé au point de vue du petit producteur. Et en même temps, nous vous montrerons l’insuffisance de ce système, la nécessité de passer à la culture collective de la terre.

Il serait intéressant de voir comment Kautsky s’y prendrait pour réfuter la justesse d’une telle direction de la lutte des paysans de la part du prolétariat !

Mais Kautsky a préféré éluder la question

Ensuite, il a bel et bien trompé les électeurs allemands en leur dissimulant que dans" la loi sur la terre, le pouvoir soviétique a donné nettement la préférence aux communes et aux associations qu’il a mises au premier plan.

Avec la paysannerie, jusqu’au bout de la révolution démocratique bourgeoise ; avec la partie pauvre, prolétarienne, et semi-prolétarienne de la paysannerie, en avant vers la révolution socialiste ! Telle a était la politique des bolcheviks, et c’était la seule politique marxiste.

Or, Kautsky s’embrouille, il n’ose pas dire que les prolétaires devraient se séparer des paysans sur le problème de l’égalisation, car il sent l’absurdité d’une semblable rupture (de plus en 1905, alors qu’il n’était pas encore renégat, Kautsky défendit d’une façon claire et explicite l’alliance des ouvriers et des paysans comme condition du triomphe de la révolution). D’autre part, il cite complaisamment les platitudes libérales du menchevik Maslov, qui "démontre" le caractère utopique et réactionnaire de l’égalité petite-bourgeoise du point de vue du socialisme et ne dit rien du caractère progressif et révolutionnaire de la lutte petite-bourgeoise pour l’égalité, pour l’égalisation, du point de vue de la révolution démocratique bourgeoise.

Il en résulte chez Kautsky une confusion sans fin. Notez que Kautsky (en 1918) insiste sur le caractère bourgeois de la révolution russe. Kautsky (en 1918) exige : ne sortez pas de ce cadre ! Et ce même Kautsky voit une "parcelle de socialisme" (pour la révolution bourgeoise) dans la réforme petite-bourgeoise, dans la location de petits lots de terre aux paysans pauvres (c’est-à-dire dans une mesure qui se rapproche de l’égalisation ) !!

Comprenne qui pourra !

En outre, Kautsky montre avec une incapacité de philistin à tenir compte de la politique réelle d’un parti donné. Il cite les phrases du menchevik Maslov, ne voulant pas voir la politique REELLE du parti bolchevik en 1917, lorsque celui-ci, "coalisé" avec les propriétaires fonciers et les cadets préconisait en fait la réforme agraire des libéraux et l’entente avec les grands propriétaires fonciers (témoin : les arrestations de membres des comités agraires et le projet de loi S. Maslov).

Kautsky n’a pas remarqué que les phrases de P. Maslov sur le caractère réactionnaire et utopique de l’égalité petite-bourgeoise masquaient en fait la politique menchevik d’entente entre paysans et grands propriétaires fonciers (c’est-à-dire duperie des paysans par les grands propriétaires fonciers), au lieu du renversement révolutionnaire des grands propriétaires fonciers par les paysans.

Un joli "marxiste", ce Kautsky !

Précisément les bolcheviks ont su distinguer d’une façon rigoureuse entre la révolution démocratique bourgeoise et la révolution socialiste : c’est, en menant jusqu’au bout la première qu’ils ont ouvert la porte à la seconde. Seule politique révolutionnaire, seule politique marxiste.

Et c’est en vain que Kautsky reprend les mots d’esprit baveux des libéraux :

Nulle part et jamais encore les petits paysans n’ont passé à la production collective par l’effet d’une propagande théorique. [p. 50].

Très spirituel !

Nulle part et jamais les petits paysans d’un grand pays n’ont été sous l’influence d’un Etat prolétarien.

Nulle part et jamais les petits paysans n’en étaient venus à une lutte de classe déclarée entre paysans pauvres et paysans riches, voire à la guerre civile entre eux, où les pauvres auraient eu l’appui idéologique, politique, économique et militaire du prolétariat au pouvoir.

Nulle part et jamais la guerre n’a à ce point enrichi les spéculateurs et les riches, et ruiné en même temps la masse paysanne.

Kautsky reprend les vieilleries, il rumine une vieille pâture, craignant même de songer aux tâches nouvelles de la dictature prolétarienne.

Et si, cher monsieur Kautsky, les paysans n’ont pas assez d’instruments pour la petite production et que l’Etat prolétarien les aide à se procurer des machines pour la culture collective de la terre, est-ce là de la " propagande théorique" ?

Passons au problème de la nationalisation de la terre. Nos populistes, y compris tous les socialistes-révolutionnaires de gauche, nient que la mesure réalisée chez nous soit la nationalisation du sol ; ils font une erreur théorique. Dans la mesure où nous restons dans le cadre de la production marchande et du capitalisme, abolir la propriété privée de la terre, c’est la nationaliser. Le mot "socialisation" n’exprime qu’une tendance, un désir, la préparation du passage au socialisme.

Dès lors, quelle doit être l’attitude des marxistes à l’égard de la nationalisation de la terre ?

Là aussi Kautsky ne sait même pas poser la question théorique ou - ce qui est encore pire - il élude à dessein la question, quoiqu’il connaisse, on le sait par les publications russes, les anciennes discussions des marxistes russes sur la nationalisation du sol, la municipalisation (remise des grands domaines aux administrations autonomes locales), sur le partage de la terre.

C’est une véritable insulte au marxisme que l’affirmation de Kautsky prétendant que la remise des grands domaines à l’Etat et leur cession à bail par petits lots aux paysans insuffisamment pourvus de terre, réaliseraient une "parcelle de socialisme". Nous avons déjà indiqué qu’il n’y a là rien de socialiste. Mieux : il n’y a là rien non plus de la révolution démocratique bourgeoise menée jusqu’au bout.

Le grand malheur de Kautsky, c’est qu’il s’est fié aux mencheviks ! II en est résulté un fait curieux : Kautsky, qui défend le caractère bourgeois de notre révolution et reproche aux bolcheviks de s’être avisés de marcher au socialisme, présente lui-même sous couleur de socialisme une réforme libérale, sans mener cette réforme jusqu’à éliminer à fond les survivances moyenâgeuses dans les rapports de la propriété foncière ! Comme ses conseilleurs mencheviks, Kautsky s’est montré le défenseur de la bourgeoisie libérale qui craint la révolution, au lieu de défendre la révolution démocratique bourgeoise conséquente.

En effet. Pourquoi transformer en propriété nationale uniquement les grands domaines, et non toutes les terres ? La bourgeoisie libérale arrive à maintenir par-là le maximum de l’ancien état de choses (c’est-à-dire le minimum d’esprit de suite dans la révolution) et la plus grande possibilité de retour à cet ancien état de choses. La bourgeoisie radicale, c’est-à-dire celle qui entend mener la révolution bourgeoise jusqu’au bout, formule le mot d ’ordre de nationalisation du sol.

A une époque très, très reculée - il y a près de vingt ans - Kautsky avait écrit un bel ouvrage marxiste sur la question agraire. Il ne peut donc ignorer les indications de Marx sur ce point, savoir que la nationalisation de la terre est justement un mot d’ordre conséquent de la bourgeoisie. Kautsky ne peut ignorer la polémique de Marx contre Rodbertus et ses remarquables éclaircissements dans, les Théories de la plus-value[35], où il montre d’une façon saisissante l’importance révolutionnaire, dans le sens démocratique bourgeois, de la nationalisation du sol.

Le menchevik P. Maslov, que Kautsky a si malencontreusement choisi comme conseilleur, niait que les paysans russes pussent consentir à la nationalisation de toute la terre (y compris la terre paysanne). Cette conception de Maslov ne pouvait jusqu’à un certain point, être liée à sa théorie "originale" (qui copie les critiques bourgeois de Marx), savoir à sa négation de la rente absolue et la reconnaissance de la "loi" (ou du "fait ", selon le mot de Maslov) de la "fertilité décroissante du sol".

En réalité, déjà pendant la révolution de 1905, il était apparu que l’immense majorité des paysans de Russie - communautaires et individuels - étaient pour la nationalisation de toutes les terres. La révolution de 1917 confirma la chose et, après la prise du pouvoir par le prolétariat, la fit aboutir. Les bolcheviks restèrent fidèles au marxisme : ils ne cherchèrent point (en dépit de Kautsky qui nous en accuse, sans l’ombre d’une preuve) à "sauter" par-dessus la révolution démocratique bourgeoise. En premier lieu, les bolchevik aidèrent les idéologues démocrates bourgeois de la paysannerie, les plus radicaux, les plus révolutionnaires, les plus proches du prolétariat, à savoir les socialistes-révolutionnaires de gauche, à réaliser ce qui était en fait la nationalisation de la terre. La propriété privée du sol a été abolie en Russie depuis le 26 octobre 1917, c’est-à-dire depuis le premier jour de la Révolution socialiste prolétarienne.

C’est ainsi qu’a été créé le fondement le plus parfait au point de vue du développement du capitalisme (ce que Kautsky ne saurait nier sans rompre avec Marx), en même temps qu’a été établi le régime agraire le plus souple pour le passage au socialisme. Du point de vue démocratique bourgeois. la paysannerie révolutionnaire russe ne peut aller plus loin ; car, de ce point de vue, il ne saurait y avoir rien de plus " idéal" ni rien de plus "radical" que la nationalisation et la jouissance égalitaire du sol. Ce sont les bolcheviks, et les bolcheviks seuls qui, du fait même de la victoire de la révolution prolétarienne, ont aidé la paysannerie à achever réellement la révolution démocratique bourgeoise. Et c’est ainsi seulement qu’ils ont fait le maximum pour faciliter et hâter le passage à la révolution socialiste.

On peut juger par-là de l’incroyable confusion qu’offre à ses lecteurs Kautsky, qui accuse les bolcheviks de ne pas comprendre le caractère bourgeois de la révolution et s’écarte lui-même du marxisme au point de passer sous silence la nationalisation de la terre et de présenter la réforme agraire libérale la moins révolutionnaire (du point de vue bourgeois) comme une "parcelle de socialisme" !

Nous en venons à la troisième des questions que nous avons soulevées plus haut. Il s’agit de savoir dans quelle mesure la dictature prolétarienne en Russie a compris la nécessité de passer à la culture collective de la terre. Là encore Kautsky commet quelque chose qui ressemble singulièrement à un faux ; il ne cite que les "thèses" d’un bolchevik préconisant le passage au travail de la terre en commun. Après avoir cité une de ces thèses, notre "théoricien" s’exclame d’un air de triomphe :

Par malheur, le fait de proclamer une tâche ne signifie pas encore qu’on s’en soit acquitté. L’agriculture collective en Russie est encore, pour le moment, condamnée à rester sur le papier. Nulle part et jamais encore les petits paysans n’ont passé à la production collective par l’effet d’une propagande théorique [p. 50].

Nulle part et jamais encore il n’y eut de fraude littéraire égale à celle que commet Kautsky. Il cite des "thèses", mais ne dit rien de la loi du pouvoir soviétique. Il parle de "propagande théorique", mais ne dit rien du pouvoir d’Etat prolétarien, qui détient usines et marchandises ! Tout ce qu’en 1899 le marxiste Kautsky écrivit dans la Question agraire sur les moyens dont dispose l’Etat prolétarien pour amener graduellement les petits paysans au socialisme, le renégat Kautsky l’a oublié en 1918.

Certes, quelques centaines de communes agricoles et d’exploitations soviétiques (c’est-à-dire de grandes propriétés cultivées par des associations d’ouvriers au compte de l’Etat), soutenues par l’Etat, ce n’est pas beaucoup. Mais peut-on appeler "critique" le mutisme de Kautsky sur ce fait ?

La nationalisation de la terre opérée en Russie par la dictature du prolétariat a le mieux assuré l’achèvement de la révolution démocratique bourgeoise, même pour le cas où la victoire de la contre-révolution nous ramènerait de la nationalisation au partage (j’ai analysé spécialement cette éventualité dans un opuscule sur le programme agraire des marxistes dans la révolution de 1905). En outre, la nationalisation de la terre a donné à l’Etat prolétarien le maximum de possibilités pour passer au socialisme dans l’agriculture.

Résumons : Kautsky nous offre, en fait de théorie, un incroyable gâchis avec abandon complet du marxisme ; en pratique, il montre sa servilité devant la bourgeoisie et le réformisme bourgeois. Belle critique, en vérité !

Kautsky commence son “analyse économique” de l’industrie par le magnifique raisonnement que voici :

Il y a en Russie une grande industrie capitaliste. Ne serait-il pas possible d’édifier sur cette base la production socialiste ?

On pourrait le penser, si le socialisme consistait en ce que les ouvriers de telles mines et fabriques se les approprient afin d’exploiter chacune d’elles séparément [p. 52]. Au moment même où j’écris ces lignes, 5 août, ajoute Kautsky, on communique de Moscou qu’un discours a été prononcé le 2 août par Lénine et dans lequel il aurait dit : "Les ouvriers tiennent solidement les fabriques dans leurs mains et les paysans ne rendront pas la terre aux propriétaires fonciers.” Le mot d’ordre "l’usine aux ouvriers, la terre aux paysans" n’a pas été jusqu’ici une revendication social-démocrate, mais anarcho-syndicaliste [pp. 52-53].

Nous avons reproduit en entier ce passage, afin que les ouvriers russes qui auparavant respectaient Kautsky - à juste titre - se rendent compte eux-même des procédés de ce transfuge passé à la bourgeoisie.

Songez un peu : le 5 août, alors qu’il y avait déjà quantité de décrets sur la nationalisation des fabriques en Russie, et que les ouvriers ne s’étaient "approprié" aucune de ces fabriques, mais que toutes étaient devenues la propriété de la République, le 5 août, Kautsky, en se basant sur une interprétation manifestement malhonnête d’une phrase de mon discours, suggère à ses lecteurs allemands l’idée qu’en Russie les fabriques sont transmises individuellement aux ouvriers !

Après cela, tout au long de dizaines et de dizaines de lignes, Kautsky sasse et ressasse que l’on ne doit pas remettre séparément les fabriques aux ouvriers ! ’

Ce n’est pas là une critique, mais un procédé de valet de la bourgeoisie, embauché par les capitalistes pour calomnier la révolution ouvrière.

Il faut transmettre les usines à l’Etat ou à la commune, ou aux sociétés de consommation, écrit encore et encore Kautsky. Et finalement il ajoute :

"C’est cette voie qu’on a cherchée maintenant à suivre en Russie"... Maintenant !! Qu’est-ce à dire ? En août ? Kautsky n’aurait-il pu demander à ses Stein, Axelrod ou autres amis de la bourgeoisie russe de lui traduire au moins le décret sur les fabriques ?

...Jusqu’où on est allé, on ne le voit pas encore. Ce côté de la République soviétique est en tout cas du plus haut intérêt pour nous, mais, malheureusement, il flotte encore tout à fait dans les ténèbres. Sans doute, on ne manque pas de décrets... [C’est pourquoi Kautsky ignore leur contenu ou le cache à ses lecteurs !], mais on n’a pas d’informations précises sur l’effet de ces décrets : La production socialiste est impossible sans une statistique ample, détaillée, sûre et d’information rapide. C’est ce que la République soviétique n’a pas encore pu créer jusqu’ici. Ce que nous apprenons de, son activité économique est extrêmement contradictoire et impossible à vérifier. C’est là aussi un des résultats de la dictature et de l’écrasement de la démocratie. Il n’y a ni liberté de presse, ni liberté de parole [p. 53].

Voilà comment on écrit l ’histoire ! Dans la presse "libre" des capitalistes et des partisans de Doutov, Kautsky aurait pu puiser des renseignements sur les fabriques, passant, aux ouvriers... A la vérité, ce "savant sérieux" placé au-dessus des classes est impayable ! Kautsky ne veut rien savoir des innombrables faits attestant que les fabriques sont transmises uniquement à la République, qu’elles sont gérées par un organisme du pouvoir des Soviets, le Conseil supérieur de l’économie nationale, composé principalement de délégués des syndicats ouvriers. Opiniâtrement, avec l’obstination de l’ "homme sous cloche de verre[36] ", il ne fait que répéter : Donnez-moi une démocratie pacifique, sans guerre civile, sans dictature, avec une bonne statistique. (La République soviétique a créé une Direction de la statistique, composée des meilleurs statisticiens de Russie, mais il va de soi qu’il est impossible d’obtenir vite une statistique idéale.) En un mot, une révolution sans révolution, sans lutte acharnée, sans violences, voilà ce qu’exige Kautsky. C’est comme si l’on exigeait une grève sans le déchaînement des passions entre ouvriers et patrons. Pas moyen de distinguer un tel "socialiste" d’un quelconque fonctionnaire libéral !

Et s’appuyant sur ce "matériel concret", c’est-à-dire en omettant à dessein et avec le plus parfait mépris les faits sans nombre, Kautsky "conclut" :

Il est douteux qu’en fait de réalisations pratiques véritables, et non de décrets, le prolétariat russe ait obtenu dans la République des Soviets plus qu’il n’aurait reçu de la Constituante où, comme dans les Soviets, prédominaient des socialistes, quoique d’une autre nuance [p. 58].

Une perle, n’est-il pas vrai ? Nous conseillons aux admirateurs de Kautsky de diffuser cet apophtegme aussi largement que possible parmi les ouvriers russes. En vérité, Kautsky n’aurait pas pu fournir une meilleure documentation pour faire apprécier la profondeur de sa déchéance politique. Kérenski, lui aussi, était un "socialiste", camarades ouvriers, mais seulement "d’une autre nuance" ! L’historien, Kautsky se contente de l’épithète, du titre que se sont "approprié" les socialistes-révolutionnaires de droite et les mencheviks. Quant aux faits attestant que sous Kerenski les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite appuyaient la politique impérialiste et les voleries de la bourgeoisie, 1 ’historien Kautsky ne veut pas en entendre parler. Que l’Assemblée constituante ait donné la majorité justement à ces héros de la guerre impérialiste et de la dictature de la bourgeoisie, cela il le passe discrètement sous silence. Et c’est ce qui veut être une "analyse économique"...

Pour terminer, voici encore un échantillon de cette "analyse économique" :

...Après neuf mois d’existence la République soviétique, au lieu d’étendre le bien-être général, s’est vue obligée d’expliquer d’où provenait la misère générale [p. 41].

Les cadets nous ont habitués à ce genre de raisonnements. C’est ainsi que raisonnent tous les serviteurs de la bourgeoisie en Russie. Donnez-nous donc, disent-ils, le bien-être général après neuf mois, au bout de quatre années de guerre ruineuse, alors que le capital étranger vient puissamment en aide au sabotage et aux insurrections de la bourgeoisie en Russie. En fait, il n’existe plus aucune différence, pas l’ombre d’une différence entre Kautsky et un bourgeois contre-révolutionnaire. Les discours sucrés accommodés "au socialisme" répètent ce que disent brutalement, sans circonlocutions, sans fard, les partisans de Kornilov, Doutov et Krasnov en Russie.

Ces lignes ont été écrites le 9 novembre 1918. Dans la nuit du 9 au 10, la nouvelle parvenait d’Allemagne du départ de la révolution victorieuse, d’abord à Kiel et dans les autres villes du Nord et du littoral, où le pouvoir est placé aux mains des Soviets des députés ouvriers et soldats, puis à Berlin, où le Soviet a également pris le pouvoir en main.

La conclusion qu’il me restait à écrire pour ma brochure sur Kautsky et la révolution prolétarienne devient superflue.

10 novembre 1918.

ANNEXES

THÈSES SUR l’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

1. Il était parfaitement légitime que la social-démocratie révolutionnaire inscrivît à son programme la convocation d’une Assemblée constituante, celle-ci étant, en république bourgeoise, la forme supérieure de la démocratie, et parce qu’en créant le Parlement, la république impérialiste, avec Kérenski à sa tête, préparait une falsification des élections et d’une série d’atteintes au démocratisme.

2. Réclamant la convocation d’une Assemblée constituante, la social-démocratie révolutionnaire, dès le début de la révolution de 1917, a maintes fois souligné que la République des Soviets était une forme de démocratisme supérieure à celle d’une république bourgeoise ordinaire, avec Assemblée constituante. ’

3. Pour passer du régime bourgeois au régime socialiste, pour assurer la dictature du prolétariat, la République des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, n’est pas seulement une forme d’institution démocratique d’un type supérieur (comparée à une république bourgeoise ordinaire couronnée par une Assemblée constituante), mais aussi la seule forme capable d’assurer la transition la plus indolore au socialisme.

4. Dans notre révolution, la convocation de l’Assemblée constituante d’après les listes présentées à la mi-octobre 1917, se fait dans des conditions qui rendent impossible l’expression exacte de la volonté du peuple en général et des masses laborieuses en particulier, par des élections à cette Assemblée constituante.

5, D’abord, la représentation proportionnelle ne traduit fidèlement la volonté du peuple que lorsque les listes présentées par les partis répondent à la division effective du peuple en groupes politiques dont ces listes sont réellement le reflet. Or, l’on sait que chez nous le parti qui, de mai à octobre, avait eu le plus de partisans parmi le peuple et surtout dans la paysannerie, le parti des socialistes-révolutionnaires, avait présenté des listes uniques à l’Assemblée constituante à la mi-octobre 1917, mais s’est scindé après les élections à l’Assemblée constituante et avant que celle-ci ne fût convoquée.

C’est ce qui fait que, même au point de vue formel, la composition des élus à l’Assemblée constituante ne correspond et ne peut correspondre à la volonté de la masse des électeurs.

6. Ensuite, une autre raison plus importante encore -non plus formelle ou juridique, mais sociale et économique, une raison de classe - du divorce entre la volonté du peuple, et surtout celle des classes laborieuses d’une part, et la composition de l’Assemblée constituante de l’autre, c’est que les élections à l’Assemblée constituante se sont faites alors que l’immense majorité du peuple ne pouvait encore connaître toute l’étendue et toute la portée de la Révolution d’Octobre, de la révolution soviétique, prolétarienne et paysanne, qui a commencé le 25 octobre 1917, c’est-à-dire après la présentation des listes des candidats à l’Assemblée constituante.

7. La Révolution d’Octobre qui a conquis le pouvoir pour les Soviets, en arrachant la domination politique à la bourgeoisie et en la remettant au prolétariat et à la paysannerie pauvre, traverse sous nos yeux les étapes successives de son développement.

8. Elle a débuté par la victoire du 24-25 octobre dans la capitale, au moment où le IIème congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, cette avant-garde des prolétaires et de la partie politiquement la plus active de la paysannerie, donnait la majorité au Parti bolchevik et le plaçait au pouvoir.

9. Puis, au cours des mois de novembre et de décembre, la révolution gagne toute la masse de l’armée et de la paysannerie, se traduisant avant tout par la destitution et le renouvellement des anciens organismes dirigeants (comités d’armée, comités de province, comités paysans, Comité exécutif central du Soviet des députés paysans de Russie, etc.), qui représentaient une période déjà révolue ; opportuniste de la révolution, son étape bourgeoise et non prolétarienne, organismes qui devaient par conséquent disparaître nécessairement sous la poussée de masses populaires plus profondes et plus larges.

10. Ce vigoureux mouvement des masses exploitées pour recréer les organismes dirigeants de leurs organisations se continue encore aujourd’hui, à la mi-décembre 1917, et le congrès des cheminots dont les travaux se poursuivent encore, en est une des étapes.

11. Le groupement des forces des classes aux prises en Russie diffère donc en fait, en novembre et décembre 1917, au point de vue des principes, de celui qui a pu trouver son expression dans les listes de candidats de la mi-octobre 1917, présentées par les partis pour les élections à 1 ’Assemblée constituante.

12. Les événements récents d’Ukraine (en partie aussi de Finlande et de Biélorussie, ainsi que du Caucase) marquent de même qu’un regroupement des forces de classes s’opère au cours de la lutte entre le nationalisme bourgeois de la Rada ukrainienne, de la Diète finlandaise, etc. d’une part, et le pouvoir des Soviets, la révolution prolétarienne et paysanne de chacune de ces républiques nationales, de l’autre.

13. Enfin, la guerre civile commencée par le soulèvement contre-révolutionnaire des cadets et de Kalédine contre les autorités soviétiques, contre le gouvernement ouvrier et paysan a définitivement exaspéré la lutte de classes et supprimé toute possibilité de résoudre, par une voie démocratique formelle, les questions les plus brûlantes que 1 ’histoire posait devant les peuples de Russie, et en premier lieu devant sa classe ouvrière et sa paysannerie.

14. Seule la victoire totale des ouvriers et des paysans sur le soulèvement des bourgeois et des grands propriétaires fonciers (qui a trouvé son expression dans le mouvement des cadets et de Kalédine) ; seule une répression militaire impitoyable de ce soulèvement d’esclavagistes peut assurer en fait la révolution prolétarienne et paysanne. Le cours des événements et le développement de la lutte de classes dans la révolution ont fait que le mot d’ordre : "Tout le pouvoir à l’Assemblée constituante" - qui ne tient pas compte des conquêtes de la révolution ouvrière et paysanne, non plus que du pouvoir des Soviets, non plus que des décisions prises par le IIème congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, par le IIème congrès des députés paysans de Russie, etc. - est devenu en fait le mot d’ordre des cadets, des partisans de Kalédine et de leurs auxiliaires. Le peuple entier commence à se rendre compte que ce mot signifie en réalité la lutte pour la suppression du pouvoir des Soviets et que l’Assemblée constituante, venant à se séparer du pouvoir des Soviets, serait infailliblement condamnée à la mort politique.

15. La question de la paix est un des problèmes les plus brûlants de la vie du peuple. Une lutte véritablement révolutionnaire pour la paix n’a été entreprise en Russie qu’après le triomphe de la révolution du 25 octobre, et ce triomphe a eu pour premier résultat la publication des traités secrets, l’ armistice et des pourparlers publics sur la paix générale, sans annexions ni contributions.

C’est aujourd’hui seulement que les grandes masses populaires ont en fait, ouvertement et sans réserve, la possibilité de voir pratiquer une politique de lutte révolutionnaire pour la paix et d’en étudier les résultats.

Pendant les élections à l’Assemblée constituante, les masses populaires n’avaient point cette possibilité.

Il est évident que de ce côté aussi le divorce est inévitable entre la composition des élus de l’Assemblée constituante et la volonté réelle du peuple quant à la cessation de la guerre.

16. Il résulte de l’ensemble des circonstances exposées plus haut que l’Assemblée constituante, convoquée d’après les listes des partis qui existaient avant la révolution prolétarienne et paysanne, sous la domination de la bourgeoisie, entre nécessairement en conflit avec la volonté et les intérêts des classes laborieuses et exploitées qui, le -25 octobre, ont commencé la révolution socialiste contre la bourgeoisie. On conçoit que les intérêts de cette révolution passent avant les droits formels de l’Assemblée constituante, même si ces derniers n’étaient pas infirmés du fait que la loi sur l’Assemblée constituante ne reconnaît ’pas au peuple le droit de renouveler à sa guise ses députés.

17. Toute tentative, directe ou indirecte, d’envisager l’Assemblée constituante d’un point de vue juridique, purement formel, sans sortir du cadre de la démocratie bourgeoise ordinaire, sans tenir compte de la lutte de classes et de la guerre civile, équivaut à trahir la cause du prolétariat et à se rallier au point de vue de la bourgeoisie. Mettre chacun et tous en garde contre cette erreur que commettent quelques dirigeants bolcheviks qui n’ont pas su apprécier à leur valeur l’insurrection d’Octobre et les tâches de la dictature du prolétariat, est le devoir absolu de la social-démocratie révolutionnaire.

18. La seule chance de résoudre de façon indolore la crise due au défaut de conformité des élections à l’Assemblée constituante avec la volonté du peuple, ainsi qu’avec les intérêts des classes laborieuses et exploitées, consiste dans l’application la plus large et la plus rapide par le peuple du droit de renouveler les membres de l’Assemblée constituante dans l’adhésion de cette dernière à la loi du Comité exécutif central sur ce renouvellement, dans une déclaration de l ’Assemblée constituante reconnaissant sans réserve le pouvoir des Soviets, la révolution soviétique, sa politique relative à la paix, à la terre et au contrôle ouvrier ; dans l’adhésion décidée de l’Assemblée constituante au camp des adversaires de la contre-révolution des cadets et de Kalédine.

19 ; Hors de ces conditions, la crise ouverte autour de l’Assemblée constituante ne pourra être résolue que par la voie révolutionnaire, par les mesures révolutionnaires les plus énergiques, les plus promptes, les plus fermes et les plus décidées, prises par le pouvoir des Soviets et destinées à frapper la contre-révolution des cadets et des partisans de Kalédine, quels que soient les mots d’ordre et les institutions (fût-ce la qualité de membres de l’Assemblée constituante) dont cette contre-révolution se réclamera. Toute tentative de lier les mains au pouvoir des Soviets dans cette lutte équivaudrait à favoriser la contre-révolution.

La Pravda, n° 213, 26 (13) décembre 1917.

UN NOUVEAU LIVRE DE VANDERVELDE SUR L’ÉTAT

Ce n’est qu’après avoir lu le livre de Kautsky qu’il m’a été donné de prendre connaissance du livre de Vandervelde : le Socialisme contre l’Etat (Paris, 1918). La comparaison de ces deux livres s’impose involontairement. Kautsky est le chef idéologique de la ne Internationale (1889-1914) ; Vandervelde en est le représentant officiel, en sa qualité de président du Bureau socialiste international. Tous deux incarnent la faillite complète de la ne Internationale ; "savamment", avec toute l’habileté de journalistes expérimentés, tous deux couvrent de vocables marxistes cette faillite, la leur propre et leur passage aux côtés de la bourgeoisie. L’un nous montre de façon saisissante ce qu’il y a de typique dans l’opportunisme allemand, lourd, théorisant, et qui falsifie de façon grossière le marxisme en l’amputant de ce qui est inacceptable pour la bourgeoisie. L’autre est typique de la variété romane - on peut dire, dans une certaine mesure, de la variété européenne-occidentale, (dans le sens qu’elle se situe à l’occident de l’Allemagne)- de l’opportunisme dominant. Variété plus souple, moins pesante et qui falsifie plus subtilement le marxisme au moyen de ce même procédé essentiel.

Tous deux déforment radicalement aussi bien la doctrine de Marx sur l’Etat que sa doctrine sur la dictature du prolétariat ; ce faisant, Vandervelde s’arrête davantage à la première question, Kautsky à la seconde. Tous deux ils estompent la liaison la plus étroite, indestructible entre l’une et l’autre question. Tous deux sont révolutionnaires et marxistes en paroles, renégats en fait ; ils tendent tous leurs efforts pour se dérober à la révolution. Ni l’un ni l’autre n’a l’ombre de ce qui imprègne toutes les œuvres de Marx et d’Engels, et qui distingue le socialisme en fait de sa caricature bourgeoise, à savoir : la mise en lumière des tâches de la révolution, à la différence des tâches de la réforme, la mise en lumière de la tactique révolutionnaire, à la différence de la tactique réformiste, la mise en lumière du rôle du prolétariat dans l’anéantissement du système ou de l’ordre, du régime d’esclavage salarié - à la différence du rôle du prolétariat des "grandes" puissances, lequel partage avec la bourgeoisie une parcelle du surprofit et du surbutin impérialistes de cette dernière.

Voici quelques-uns des développements essentiels de Vandervelde à l’appui de cette appréciation.

Vandervelde cite Marx et Engels avec un zèle extrême, de même que Kautsky. Et à l’exemple de Kautsky, il cite de Marx et d’Engels tout ce qu’on veut, sauf ce qui est absolument inacceptable pour la bourgeoisie, ce qui distingue le révolutionnaire du réformiste. Tout ce que l’on veut en ce qui concerne la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, puisque pratiquement la chose est déjà enfermée dans un cadre exclusivement parlementaire. Que Marx et Engels aient jugé nécessaire, après l’expérience de la Commune, de compléter le Manifeste communiste partiellement vieilli par l’explication de cette vérité que la classe ouvrière ne peut pas simplement s’emparer de la machine d’Etat toute prête, qu’elle doit la démolir, là-dessus pas le moindre mot ! Vandervelde, de même que Kautsky, comme s’ils se fussent entendus, passe sous un silence absolu justement ce qu’il y a de plus essentiel dans l’expérience de la révolution prolétarienne, justement ce qui distingue la révolution du prolétariat des réformes de la bourgeoisie.

De même que Kautsky, Vandervelde parle de la dictature du prolétariat pour s’y dérober. Kautsky l’a fait en usant de falsifications grossières. Vandervelde s’en tire d’une façon plus subtile. Dans un des paragraphes de son livre, le paragraphe 4, sur la "conquête prolétarienne du pouvoir politique", il consacre le point "b" à la question de la "dictature collective du prolétariat" ; il "cite" Marx et Engels (je répète : en omettant justement ce qui a trait au plus essentiel, à la démolition de la vieille machine d’Etat démocratique bourgeoise), et il conclut

...Telle est bien, en effet, l’idée que l’on se fait communément, dans les milieux socialistes, de la révolution sociale : une nouvelle Commune, cette fois victorieuse, non plus sur un seul point, mais dans les principaux centres du monde capitaliste.

Hypothèse ; mais l ’hypothèse qui n’a rien d’improbable, en ces temps où il apparaît déjà que l’après-guerre connaîtra, dans nombre de pays, des antagonismes de classes et des convulsions sociales inouïes.

Seulement, si l’échec de la Commune de Paris - sans parler des difficultés de la Révolution russe - prouve quelque chose, c’est bien l’impossibilité de venir à bout du régime capitaliste aussi longtemps que le prolétariat ne sera pas suffisamment préparé à exercer le pouvoir que les circonstances pourraient lui faire tomber daris les mains [p. 73].

Et plus rien, absolument, quant au fond !

Les voilà bien, les chefs et représentants de la IIème Internationale ! En 1912, ils signent le Manifeste de Bâle, où ils parlent expressément de la liaison entre la guerre qui allait éclater en 1914 et la révolution prolétarienne dont ils faisaient nettement entrevoir la menace. Et lorsque la guerre est venue et qu’une situation révolutionnaire s’est créée, ils commencent, ces Kautsky et ces Vandervelde, à se dérober à la révolution. Voyez-vous : la révolution du type de la Commune ne serait qu’une hypothèse, laquelle n’est pas invraisemblable ! Développement tout à fait analogue à celui de Kautsky sur le rôle possible des Soviets en Europe.

Mais ce raisonnement est celui de tout libéral instruit qui, aujourd’hui, conviendra à coup sûr que la nouvelle Commune "n’est pas invraisemblable" ; que les Soviets auront jouer un grand rôle, etc. Le révolutionnaire prolétarien se distingue du libéral en ce sens que, comme théoricien, il analyse justement la nouvelle signification de la Commune et des Soviets en tant que type d’Etat. Vandervelde passe sous silence tout ce qu’exposent en détail, à ce sujet, Marx et Engels, en analysant l’expérience de la Commune.

Comme praticien, comme politique, le marxiste devrait établir que seuls des traîtres au socialisme pourraient maintenant faire abandon de cette tâche : établir la nécessité de la révolution prolétarienne (du type de la Commune, du type des Soviets, ou admettons, d’un quelconque troisième type) ; expliquer la nécessité de s’y préparer, faire la propagande dans les masses en faveur de la révolution, réfuter les préjugés petits-bourgeois hostiles à la révolution, etc.

Ni Kautsky, ni Vandervelde n’en font rien, justement parce qu’ils sont eux-mêmes traîtres au socialisme. et qu’ils veulent conserver auprès des ouvriers une réputation de socialistes et de marxistes.

Considérez la position théorique du problème.

L’Etat, en république démocratique également, n’est pas autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre. Kautsky connaît cette vérité, il la reconnaît, la partage, mais... il élude la question capitale, celle de savoir quelle est la classe que doit réprimer le prolétariat, pourquoi et par quels moyens il doit le faire lorsqu’il aura conquis l’Etat Prolétarien.

Vandervelde connaît, reconnaît, partage et cite cette thèse fondamentale du marxisme (p. 72 de son livre), mais... il ne souffle mot du sujet "désagréable" (pour messieurs les capitalistes) relatif à la répression de la résistance des exploiteurs !

Vandervelde, de même que Kautsky, passe complètement sous silence ce sujet "désagréable". Et c’est en cela que consiste leur reniement.

Vandervelde, de même que Kautsky, est passé maître dans l’art de substituer l’éclectisme à la dialectique. On doit reconnaître sans reconnaître tout en reconnaissant. D’un côté, par Etat on peut entendre le "corps d’une nation" (voir le dictionnaire Littré - ouvrage scientifique, il n’y a pas à dire -p.87 chez Vandervelde) ; d’un autre côté, par l’Etat on peut entendre le "gouvern’ement" (ibidem).Cette savantissime platitude, Vandervelde la reproduit, en l’approuvant, à côté des citations de Marx.

Le sens marxiste du mot "Etat" se distingue du sens ordinaire, écrit Vandervelde. Des "malentendus" sont par conséquent possibles. L’Etat, chez Marx et Engels, ce n’est pas l’Etat au sens large, l’Etat, organe de gestion, l’Etat, représentant des intérêts généraux de la société. C’est l’Etat-pouvoir, l’Etat, organe d’autorité, l’Etat, instrument de domination d’une classe sur une autre [Vandervelde, pages 75 et 76].

Pour ce qui est de là destruction de l’Etat, Marx et Engels n’en parlent que dans le second sens... Des affirmations trop absolues risqueraient de devenir inexactes. Entre l’Etat capitaliste, fondé sur la domination exclusive d’une classe, et l’Etat prolétarien, poursuivant l’abolition des classes, il y a bien des intermédiaires [p. 156].

Voilà la "manière" de Vandervelde, manière qui ne se distingue que très peu de celle de Kautsky, et qui, en substance, lui est identique. La dialectique nie les vérités absolues, en établissant la succession des contraires et le rôle des crises dans 1’histoire. L’éclectique ne veut pas d’affirmations "trop absolues", afin de glisser sous main son désir petit bourgeois, philistin, de remplacer la révolution par des " intermédiaires".

Que l’intermédiaire entre l’Etat, organe de domination de la classe des capitalistes, et l’Etat, organe de domination du prolétariat, soit justement la révolution qui consiste à renverser la bourgeoisie et à briser, à démolir sa machine d’Etat, cela les Kautsky et les Vandervelde le passent sous silence.

Que la dictature de la bourgeoisie doive être remplacée par la dictature d’une seule classe, celle du prolétariat, qu’après les "intermédiaires" de la révolution viennent les " intermédiaires"”du dépérissement graduel de l’Etat prolétarien, là-dessus les Kautsky et les Vandervelde jettent le voile.

C’est en cela que consiste leur reniement politique. C’est en cela que consiste, théoriquement et philosophiquement, la substitution de l’éclectisme et de la sophistique à la dialectique. La dialectique est concrète et révolutionnaire. La "transition" de la dictature d’une classe à la dictature d’une autre classe, elle la distingue de la "transition" de l’Etat prolétarien démocratique au non-Etat ("dépérissement de l’Etat" ). L’éclectisme et la sophistique des Kautsky et des Vandervelde escamotent, pour plaire à la bourgeoisie, tout ce qu’il y a de concret et de précis dans la lutte de classes, en lui substituant la notion générale de "transition" où l’on peut dissimuler (et où les neuf dixièmes des social-démocrates officiels de notre époque dissimulent) le reniement de la révolution !

Vandervelde, comme éclectique et sophiste, est un peu plus habile, plus fin que Kautsky, puisque au moyen de la phrase : "transition de l’Etat dans le sens étroit, à l’Etat au sens large", on peut éluder tous les problèmes, quels qu’ils soient, de la révolution ; on peut éluder toute la différence qu’il y a entre révolution et réforme, voire la différence entre marxiste et libéral. Car, quel est le bourgeois instruit à l’européenne qui s’aviserait de nier "en général" les "intermédiaires" dans ce sens "général" ?

Il ne saurait être question, et, sur ce point, nous nous rencontrons avec Guesde, écrit Vandervelde, de socialiser les principaux moyens de production et d’échange sans réaliser, au préalable, les deux conditions suivantes :

v 1° La transformation de l’Etat actuel, organe de domination d’une classe sur une autre, en ce que Menger appelle l’Etat populaire du travail, par la conquête prolétarienne du pouvoir politique.

v 2° La séparation de l’Etat, organe d’autorité, et de l’Etat, organe de gestion, ou, pour reprendre les expressions saint-simoniennes, du gouvernement des hommes et de l’administration des choses [p. 89].

Cela Vandervelde le met en italique, en soulignant particulièrement la signification de ces thèses. Mais c’est bien là une pure salade éclectique, la rupture totale avec le marxisme ! Car enfin, 1’"Etat populaire du travail" n’est qu’une réédition du vieil "Etat populaire libre", qu’affichaient de 1870 à 1880 les social-démocrates allemands et qu’Engels a flétri comme une absurdité. L’expression "Etat populaire du travail" est une phrase digne d’un démocrate petit-bourgeois (dans le genre de notre socialiste révolutionnaire de gauche), phrase qui remplace les notions de classe par les notions hors classe. Vandervelde met sur le même plan la conquête du pouvoir politique par le prolétariat (par une seule classe) et l’Etat "populaire", sans s’apercevoir qu ;il en résulte une salade. Même salade chez Kautsky avec sa "démocratie pure", même méconnaissance petite-bourgeoise et antirévolutionnaire des problèmes de la révolution de classe, de la dictature prolétarienne de classe, de l’Etat de classe (prolétarien).

Poursuivons. Le gouvernement des hommes ne disparaîtra et ne fera place à l’administration des choses que lorsque tout Etat aura disparu. Par cet avenir relativement éloigné Vandervelde masque, estompe la tâche de demain : le renversement de la bourgeoisie.

Là encore ce procédé équivaut à faire preuve de servilité envers la bourgeoisie libérale. Le libéral veut bien parler de ce qui se passera le jour où les hommes n’auront plus besoin d’être gouvernés. Pourquoi ne pas s’adonner à ces rêveries inoffensives ? Mais en ce qui concerne la répression par le prolétariat de la résistance de la bourgeoisie qui résiste à son expropriation, n’en disons rien. L’intérêt de classe de la ’bourgeoisie le commande.

"Le socialisme contre l’Etat". C’est un coup de chapeau tiré par Vandervelde au prolétariat. Il n’est pas difficile de tirer un coup, de chapeau. Tout politique "démocrate" sait saluer ses électeurs. Et sous le couvert de ce "salut", on fait passer un contenu anti-révolutionnaire, anti-prolétarien.

Vandervelde réédite par le détail Ostrogorski quand il dit combien de duperie, de violence, de corruption, de mensonge, d’hypocrisie, d’oppression de pauvres ; se cachent sous les dehors civilisés, léchés, pommadés de la démocratie bourgeoise contemporaine : Mais Vandervelde n’en tire pas de conclusion. Il ne remarque point que la démocratie bourgeoise réprime la masse laborieuse et exploitée, tandis que la démocratie prolétarienne aura à réprimer la bourgeoisie. Kautsky et Vandervelde y sont aveugles. L’intérêt de classe de la bourgeoisie derrière laquelle se traînent ces petits bourgeois, traîtres au marxisme, exige que cette question soit éludée, qu’on la passe sous silence ou qu’on nie expressément la nécessité de cette répression.

L’éclectisme petit-bourgeois contre le marxisme, la sophis­tique contre la dialectique, le réformisme philistin contre la révolution prolétarienne, voilà comment il aurait fallu intituler le livre de Vandervelde.

Octobre-novembre 1918.

[1] G. ZINOVIEV et N. LÉNINE : Le Socialisme et la guerre, Genève 1915, p. 13-14, éd. Russe.* V.I. LÉNINE : Le Socialisme et la guerre, p. 16.17, Editions Sociale Paris, 1952 (N.R.)

[2] 1. K. MARX et F. ENGELS : Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, p. 34. Editions sociales, 1950. (N. R.)

[3] En français dans le texte. (N. du trad.) :

[4] Cf. F. ENGELS : "Uber das Autoritatsprinzip" (Sur le principe d’autorité.) Die Neue Zeit, 1913-1914, tome l, p.39 (N.R.)

[5] Allusion au passage suivant de la préface de l’édition allemande du Manifeste du Parti communiste (1872) : “ ...étant donné les expériences, d’abord de la révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris, qui pendant deux mois remit pour la première fois aux mains du prolétariat, le pouvoir politique, ce programme est aujourd’hui vieilli sur certains points. La Commune, notamment, a démontré qu’“ il ne suffit pas que la classe ouvrière s’empare de la machine de l’Etat pour la faire servir à ses propres fins”. (MARX et ENGELS : Manifeste du Parti communiste. Préface à l’édition allemande de 1872, Editions sociales, Paris 1951, p. 18. (N.R.)

[6] Cf. F. ENGELS- : l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Edition Costes 1931 p.226 (N.R.)

[7] Id. p.229

[8] Cf. K. MARX : ( Der politische Indifferentismus” (L’indifférence politique), Die neue Zeit, 1913-1914, t. l, p. 40. (N.R.)

[9] Cf. F. ENGELS : “ Uber das Autoritiitsprinzip” (Sur le principe d’autorité), Die neue Zeit, 1913-1914, t. I, p. 39. (N.R.)

[10] Cf. - MARX-ENGELS : Lettres à Bebel, Liebknecht, Kautsky et autres (édition allemande). Moscou-Léningrad, 1933, t. I, p. 111. (N.R.)

[11] Cf. F. ENGELS : Introduction à la Guerre civile en France, de Marx, p. 18. Ed. soc., 1946. (N.R.)

[12] Au fait, cette expression "la transition la plus indolore ", Kautsky la cite à plusieurs reprises, faisant effort visiblement pour ironiser. Mais comme cet effort est réalisé avec des armes débiles, quelques pages plus loin il triche et cite à faux : la transition "indolore " ! Naturellement, avec de tels moyens il n’est pas difficile de faire dire une ineptie à son adversaire. Cette tricherie permet aussi de laisser de côté l’argument quant au fond : la transition la plus indolore au socialisme n’est possible qu’avec l’organisation générale des pauvres (les Soviets) et que si le centre du pouvoir d’Etat (le prolétariat) prête son concours à cette organisation. (Note de Lénine.)

[13] Du reste la brochure de Kautsky abonde en mensonges mencheviks de ce genre. C’est le pamphlet d’un menchevik aigri. (Note de Lénine.)

[14] Allusion à la "Conférence démocratique" convoquée par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires en septembre 1917 et composée des représentants des partis socialistes, des Soviets, des syndicats, etc. La conférence désigna dans son sein un "Préparlement" (Conseil provisoire de la République). Cette conférence fut une vaine tentative de faire passer le pays du chemin de la révolution soviétique dans la voie du parlementarisme bourgeois. (N.R.)

[15] Que justice soit faite, le monde dût-il périr ! (N.R.)

[16] . Coup de force contre-révolutionnaire tenté par le général Kornilov en août-septembre 1917 pour étouffer la révolution, supprimer les Soviets et former un gouvernement à dictature militaire. Grâce à l’action énergique du Parti bolchevik qui dirigea la résistance armée à la contre-révolution, la rébellion de Kornilov fut écrasée. (N.R.)

[17] Personnage des Ames mortes de Gogol. Valet serf qui, sachant à peine lire, épelait sans trop comprendre. (N.R.).

[18] Ancien colonel de l’état-major de l’armée tsariste, ataman des troupes cosaques d’Orenbourg. En 1918-1919, il lutta dans l’Oural contre le pouvoir soviétique. Ses bandes furent écrasées par l’Armée rouge en septembre 1919. (N.R. )

[19] Général de l’armée tsariste qui dirigea en 1918 le mouvement contre-révolutionnaire dans la région du Don. (N.R.)

[20] Allusion au soulèvement d’anciens prisonniers de guerre tchécoslovaques qui s’étaient rendus pendant-la première guerre mondiale (1914. 1918). Le gouvernement soviétique avait autorisé leur retour en Europe par la Sibérie et l’Extrême-Orient. En cours de route (mai 1918), les Tchécoslovaques se soulevèrent contre le pouvoir des Soviets. L’émeute fut organisée par des Etats étrangers, secondés par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires russes. (N.R.)

[21] Surnom du principal personnage du roman Messieurs les Golovlev de Saltykov-Chtchédrine. Type du seigneur terrien féodal, hypocrite et faux dévot. (N.R.)

[22] Les représentants des partis socialiste-révolutionnaire de droite et menchevik furent exclus des Soviets le 14 juin 1918, sur décision du Comité exécutif central des Soviets de Russie, vu l’activité contre-révolutionnaire et antisoviétique de ces partis. (N.R.)

[23] V.V. - Socialiste-révolutionnaire de marque.

[24] Appellation ironique donnée aux mencheviks dans la presse bolchevik (d’après les noms de leurs leaders Liber et Dan).

[25] Un des chefs mencheviks. (N.R.)

[26] Je viens de lire l’éditorial de la Gazette de Francfort (22 octobre 1918, n° 293), qui par phrase avec enthousiasme la brochure de Kautsky. Le journal des boursiers est enchanté. Je crois bien ! Et un camarade m’écrit de Berlin que le Vorwaerts des Scheidemann a déclaré, dans un article spécial, qu’il souscrit presque à chacune des lignes de Kautsky. Tous nos compliments ! (Note de Lénine.)

[27] Il s’agit, de la première conférence des internationalistes réunie en 1915 à Zimmerwald et que Lénine considérait comme un "premier pas" dans l’essor du mouvement international contre la guerre. Lénine y organisa un groupe de gauche réunissant les éléments révolutionnaires du mouvement socialiste international. Mais dans ce groupe, seul le Parti bolchevik, Lénine en tête, occupa contre la guerre une position juste et conséquente jusqu’au bout. (N.R.)

[28] Voir note 27

[29] Cf. F. ENGELS : Introduction à la Guerre civile en France de Marx, p.1, Ed. soc., 1946. (N.R.)

[30] Les social-chauvins (les Scheidmann, Renaudel, Henderson, Gompers et Cie) ne veulent pas entendre parler de l’ "Internationale" pendant la guerre. Ils considèrent comme "traîtres"... au socialisme les ennemis de leur bourgeoisie. Ils sont pour la politique de conquête de leur bourgeoisie. Les social-pacifistes (c’est-à-dire socialistes en paroles, pacifistes petits-bourgeois en fait) expriment toutes sortes de sentiments "internationalistes", s’élèvent contre les annexions, etc., mais continuent en fait à soutenir leur bourgeoisie impérialiste. La différence entre ces deux types est insignifiante, comme celle qui existe entre un capitaliste aux discours violents, et un capitaliste aux discours sucrés. (Note de Lénine.)

[31] Menchevik, -auteur d’un ouvrage intitulé : La Question agraire en Russie. (N.R.)

[32] Socialistes-révolutionnaire, ministre de l’Agriculture du Gouvernement provisoire bourgeois. (N.R.)

[33] Le VIème Congrès des Soviets (7-9 novembre 1918) comprenait 967 délégués avec voix délibérative, dont 950 bolcheviks, et 351 délégués avec voix consultative, dont 335 bolcheviks. Soit 97 % de bolcheviks. (Note de Lénine.)

[34] Il s’agit du “ Mandat paysan aux comités agraires ”. Il constitua une partie essentielle du "Décret sur la terre ", adopté au IIème Congrès des Soviets de Russie le 26 octobre (8 novembre) 1917.(N.R.)

[35] Publié en français sous le titre Histoire des doctrines économiques, A. Costes, éditeur. (NR)

[36] Personnage d’une nouvelle, portant le même titre, de l’écrivain russe A. Tchékhov. Type du fonctionnaire borné, replié sur lui-même, qui se refuse obstinément à tenir compte des événements et faits de la vie. (N.R.)